Les Âmes fortes, pas mortes ! C'est le roman qui permit à Jean Giono de rebondir après l'ostracisme dont il fut victime à la Libération. Pas de village perdu à ressusciter, pas de grand troupeau à guider, pas de flottage du bois sur la Durance, mais une nuit remplie de dialogues et de remémorations de trois commères : Thérèse, Berthe et Rose. Le cadre en est fixé sobrement en incipit : « Nous venons veiller le corps du pauvre Albert ». Du défunt il sera peu question. La place centrale est occupée par Thérèse, qui se souvient de son passé, aiguillonnée ou contredite par les autres femmes qui assistent à cette veillée funèbre, déballant ses vérités aussi bien que de possibles falsifications.
Qui sont ces âmes fortes ? Le lecteur hésite un peu au début ; après avoir considéré qu'il s'agit de deux couples que tout oppose, soit Thérèse et Firmin et les Numance, on comprend peu à peu qu'il s'agit surtout des deux femmes. L'une, Thérèse, d'un bout à l'autre de cette veillée funèbre, livre sa version de son passé, la rectifiant sous la pression de ses voisines, cherchant à apparaître comme une ingénue, comme un jouet dans les mains de Firmin, puis se présentant aux autres comme le vrai cerveau de toute l'affaire conduisant à la ruine des époux Numance, puis comme le monstre organisant l'abaissement et le meurtre de Firmin. L'autre Sylvie, mais on l'appelle toujours madame Numance, une femme toujours élégante et qui contraste avec la trivialité de la bourgade où elle vit, une femme généreuse qui pioche dans sa fortune pour faire la charité, au risque de ruiner le ménage — et c'est ce qu'il advient. Les deux femmes survivent à leurs maris — Firmin, assassiné par l'amant de Thérèse, et Bernard alias monsieur Numance, victime d'une crise cardiaque foudroyante en apprenant sa ruine — l'une nous donne ses versions de l'histoire, l'autre disparaît peu après son veuvage en emportant son mystère.
Même si ce roman est connu pour ses aspects formels innovants — à la fois dans l'œuvre de Giono et dans l'histoire littéraire — l'intrigue est déjà intéressante en elle-même. Le lecteur ne saisit pas d'emblée la réalité profonde du personnage de Thérèse qui se perd dans les détails de son enlèvement du château de Percy où elle était une petite bonne par le jeune, fort et fringant Firmin.
« La première fièvre passée, tout me faisait peur. Je voyais mes frères, je voyais mon père, je voyais mère, je voyais ma sœur, je voyais des catastrophes, du malheur partout, des misères, jusqu'à imaginer des choses auprès desquelles la mort n'est rien. Il n'y avait que la main. La main du Firmin, ça, ça arrangeait tout. »
Le couple fugitif s'est installé à Châtillon-en-Diois. Firmin chez le maréchal-ferrant, Thérèse servante à l'auberge. Comme tout le monde dans la bourgade, ils voient les Numance, ce couple qui fait jaser par son allure et son train de vie. Jeune accouchée, Thérèse est prise sous son aile par cette Mme Numance qui ne tarde pas à voir en elle comme sa fille et installe — imprudemment ? — le jeune couple dans un logement dépendant de sa propriété. La fortune des Numance est-elle ce qui attire seulement Firmin ou Thérèse a-t-elle eu aussi sa part dans le dessein de les ruiner ? Le lecteur s'était pourtant persuadé que Thérèse avait bel et bien pris cette belle madame Numance pour son « idole », voire qu'une histoire d'amour s'est emparée de ces deux femmes.
Selon les versions, c'est Firmin ou c'est Thérèse qui a pris les choses en mains. En effet, la construction du roman évite la structure narrative banalement chronologique. D'abord parce qu'il s'agit d'un énorme flash-back comme on dit au cinéma : la veillée funèbre du pauvre Albert se situe vers 1945 ou 50 tandis que l'histoire rapportée se tient entièrement avant la guerre de 1914. Ensuite parce les commères, en intervenant dans le récit, provoquent une ré-interprétation du passé, Thérèse rectifiant les conditions de sa mise en couple, de son hébergement par les Numance, sans oublier les manigances de Firmin et la ruine des Numance.
Mais le plus original et novateur est peut-être le choix unique du dialogue, à un rythme rapide au début du texte, tendant ensuite et durablement vers le monologue. Jean Giono aurait avoué à Pierre Magnan : Jamais je n'interviendrai en tant que narrateur. Il n'y aura pas de passé simple, pas de commentaires, pas de description, rien ! Tout sera dit par les personnages et ce seront tous des personnages frustes ! Effectivement le pari semble tenu, pourtant, quand le propos de Thérèse ou d'une autre s'allonge, à couvrir plusieurs pages d'affilée, il devient manifeste que c'est l'auteur qui a repris la main sur son personnage pour tenir progressivement un discours omniscient. Qu'importe...
Les Âmes fortes c'est aussi une plongée documentaire dans la société alpine du début de la IIIe République, avec quelques mentions de temps plus anciens puisque, par exemple, Numance a été un opposant actif à Napoléon III. Accessoirement, au fil des souvenirs que la veillée égrène, surgit un monde âpre et où les communications sont difficiles d'une vallée à l'autre. L'auberge de Châtillon sert de rendez-vous aux diligences et aux postillons, aux voyageurs, marchands de bois notamment. Ils se retrouvent autour du billard. Le roman livre l'image d'un monde à moitié disparu ; il décrit une bourgade plus peuplée qu'elle n'est aujourd’hui, vidée par le désenclavement amené par le chemin de fer dont la construction est évoquée dans le récit de Thérèse : travaux de terrassement, spéculation sur le bois pour les traverses, main-d'œuvre piémontaise immigrée, cantines et baraquements.
Sans doute pas le roman le plus connu de Giono, Les Âmes fortes mérite justement que le public actuel s'intéresse à lui. Une œuvre puissante, captivante, un titre à retenir !
• Jean Giono. Les Âmes fortes. Gallimard, 1950. Folio, 369 pages.
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