• Comment expliquer l’accroissement des inégalités scolaires ? Il tient, selon les chercheurs de l’équipe ESCOL, aux supports pédagogiques (fiches, manuels, albums de littérature jeunesse) utilisés aujourd’hui de la maternelle à la sixième.
Depuis les années 50, suivant les changements de l’élaboration des programmes, ils sont devenus de plus en plus complexes. On y trouve des activités beaucoup plus conceptuelles. Il ne s’agit plus pour l’élève de mémoriser puis restituer un savoir précis mais de se l’approprier par une démarche d’enquête et d’investigation : c’est elle qui prévaut désormais. L’élève est amené à mettre en relation divers documents (textes, images, tableau à double entrée), à comparer, déduire, pour construire les savoirs qu’il devra assimiler et dont il est devenu l’acteur. Ces supports engendrent, selon les chercheurs, des inégalités d’appropriation car les élèves peu familiers de l’écrit peinent à acquérir cette attitude réflexive, tandis que d’autres, dont les parents ont fait des études, en sont coutumiers. En outre ces supports ne cadrent pas l’élève autant que les anciens. Enfin, ils contraignent la pratique des enseignants dans leur classe. Tous les enfants n’ont pas spontanément les compétences cognitives attendues, les professeurs n’ont ni la formation ni le temps de les leur faire acquérir, quand ils ne les considèrent pas comme des dispositions intellectuelles naturelles. Ainsi les inégalités scolaires persistent et s’amplifient.
Il est bon de faire réfléchir les élèves, mais comment pour que tous y parviennent ?
Les anciens manuels présentaient à l’élève un savoir délimité, précis, suivi d’exemples pour en vérifier l’acquisition. C’est désormais l’inverse : l’enfant doit tirer de la mise en relation de documents hétéroclites les connaissances à mémoriser, sans être encadré dans sa démarche. Les liens restent souvent implicites, le professeur accompagne l’élève sans lui délivrer le savoir essentiel. Or les plus démunis ne possèdent pas les dispositions langagières ou culturelles pour le formuler. Un manuel de fin de primaire, par exemple, vise à faire découvrir la notion de « construction du pouvoir royal » sans définir le « pouvoir », juste à partir de deux cartes montrant « à deux périodes successives les possessions du roi et celles des vassaux ». En maternelle, l’enfant doit comprendre le rôle des fiches destinées à préparer puis évaluer dans les temps de regroupement de toute la classe ce qu’il aura produit sur sa fiche, en autonomie en atelier. Tous les élèves ne maîtrisent pas spontanément ces dispositions réflexives ; et les chercheurs ont constaté que les professeurs se comportent différemment avec les élèves selon la représentation qu’ils se font des capacités de chacun : ils ont tendance, par manque de temps ou de formation, à confier aux élèves en difficulté des tâches de premier degré, les privant de l’occasion de s’essayer à des mises en relation. Ainsi « l’école évalue pour partie ce qu’elle n’enseigne pas vraiment ». Par ailleurs, ces nouveaux manuels désorientent les parents : pour eux, non seulement les savoirs manquent de clarté, mais le recours à des vignettes de B.D. ou à des affiches, décrédibilise l'école. Ces familles la jugent inéquitable et démissionnaire : ces manuels trop complexes leur semblent conçus pour les seuls élèves de milieu favorisé. En réaction elles ont recours à la maison au parascolaire ou à des classiques tels le Bescherelle ou la méthode de lecture Boscher.
En conséquence, les parents éloignent plus encore leurs enfants de la maîtrise des méthodes réflexives nécessaires à l’école et aggravent les inégalités scolaires.
Désormais les supports pédagogiques sollicitent de plus en plus la réflexion personnelle et la conceptualisation que tous les élèves ne maîtrisent pas. Ainsi, ces outils « influencent la manière d’enseigner et d’apprendre » et « participent à la construction des inégalités d’apprentissage des élèves », construction certes passive, mais bien réelle. Il serait nécessaire selon l'auteur, S.Bonnéry, que les enseignants s'approprient ces supports en se mettant à la place des élèves : ainsi seraient-ils en capacité d'aider les plus en difficulté.
• Stéphane Bonnéry (dir.) - Supports pédagogiques et inégalités scolaires. La Dispute , 2015, 215 pages..
Chroniqué par Kate