Si vous pensez, comme le dictionnaire, que l'orientalisme est un courant littéraire et pictural qui s'est développé en Europe entre l'époque napoléonienne et la première guerre mondiale, alors cet essai n'est pas pour vous. Les fantasmes sur le harem, les mirages du désert, l'exotisme bariolé, c'est ailleurs que vous les trouverez... L'Orient dont il s'agit ici ignore Maghreb, Constantinople et Téhéran, les Indes et l'Indonésie, la Chine et le Japon... Comme c'est curieux ! Mais tout s'explique.
Ce célèbre essai vient d'un Palestinien traumatisé par le sort de sa terre natale et devenu professeur de littérature à l'université de Columbia ; il est consacré à un tout autre sujet que ce que la couverture de l'édition 2015 de l'édition Points suggère, à savoir l'orientalisme en peinture. Il s'agit en réalité dans cet essai de dénoncer la plupart des études sur le monde arabe entreprises par les Occidentaux : travaux britanniques (surtout), français, puis américains. Selon lui, dès l'expédition d'Egypte de Bonaparte en 1798, il s'est formé plus ou moins consciemment un complot occidental pour s'emparer de l'Orient soustrait à l'Empire ottoman en déclin. Le premier, Silvestre de Sacy avait commencé par apprendre et enseigner l'arabe à Paris, entraînant derrière lui les Français vers l'Orient — Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, Nerval... — mais leur orientalisme n'était que littérature futile.
La palme du sérieux revenait donc aux Britanniques. Bousculant les Français trop tournés vers le passé et la littérature, ils s'emparèrent jusqu'en 1920 de tout ce qu'ils rencontraient entre la Méditerranée orientale et les Indes. L'orientalisme était leur discipline ad hoc, conçue pour créer l'impérieux besoin de coloniser, but impératif de l'Occident, efficace pour persuader que l'Orient n'est qu'un espace retardataire, mal dégrossi, à l'islam incompréhensible et monolithique : tout l'orientalisme n'était donc qu'une piteuse accumulation de clichés approximatifs, de généralisations racistes et dédaigneuses. Bref, une horreur. J'exagère à peine. Car l'auteur reconnaît lui-même que son Orientalisme est « un livre partisan » (page 545).
Après 1945, les Américains succèderont aux Britanniques et leur compréhension de l'Orient arabo-musulman sera encore pire, du fait de la guerre froide et parce que leur orientalisme-maison sera entièrement passé au service de leur impérialisme pétrolier. Dans cette période récente, l'absolu génie du mal ne sera plus Rudyard Kipling ni T.E. Lawrence qui ont déserté leurs terres coloniales, mais l'universitaire Bernard Lewis, vexé de voir un intrus sur ses terres académiques — comme le souligne Edward Said dans sa postface.
L'étude de l'Orient serait donc un terrain miné pour tout chercheur occidental avant la divine apparition des études post-coloniales, et l'avènement béni du multiculturalisme. Puisque, selon Edward Said, l'orientalisme n'était qu'un compagnon de route de l'impérialisme, on ne saura pas pour quelles raisons l'auteur évite de charger les orientalistes autres que Français, Britanniques et Etasuniens ; il me semblait pourtant que les Allemands ou les Russes avaient eu aussi leur part dans l'impérial dessein orientaliste ; je pense au temps où Guillaume II se prenait pour le protecteur du monde musulman, et où les Russes rêvaient de s'établir à Constantinople et pas que dans le Caucase ou le Turkestan. Encore heureux que l'auteur n'aille pas reprocher aux archéologues d'être venus faire des fouilles dans sa région et d'avoir sauvé au profit des musées de Londres ou de Berlin un certain nombre de trésors antiques.
• Edward W. Said. L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident. Traduit par Catherine Malamoud. Seuil, 1980, 580 pages. (Folio, 2015).