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Inspiré par une légende populaire coréenne, ce roman décrit les aventures d'une fille vendue à quinze ans pour devenir prostituée. Il est aussi un ample roman historique autour de la mer de Chine et à travers le XIXe siècle.

 

Une héroïne singulière

Dès la naissance, Shim Chong connut le malheur. Sa mère mourut en couches, son père aveugle mendiait. À quinze ans, la chaman qui s'occupait de son père la vendit à des marchands soucieux d'offrir un sacrifice au dieu de la mer, après quoi ils la revendirent à des trafiquants chinois. Ainsi se retrouva-t-elle à Nankin pour « assurer le réconfort » d'un riche et vieux marchand enrichi par le commerce du thé. L'un de ses fils qui dirigeait une maison de plaisirs l'emmena comme concubine dans un port du Yangzi, ; ainsi devint-elle Lenhwa, l'une des fleurs du distingué « Pavillon du Bonheur et des Plaisirs », jouant des instruments à cordes pipa et erhu, tombant amoureuse d'un jeune comédien ambulant ou séduisant l'inspecteur des impôts d'un État qui prétendait combattre l'usage de l'opium. Survient la flotte anglaise qui bombarde la flotte chinoise et le port de Jinjiang. Le Pavillon du bonheur est en flammes, les prostituées s'enfuient. Partie retrouver à Hangzhou la troupe de son petit ami Dongyu, Lenhwa est kidnappée et volée par des truands qui la vendent à un proxénète de Formose. Ce sont des jours difficiles pour Chong expédiée dans un sinistre lupanar de Keelung avant que Madame Shang ne lui fasse confiance pour relever le prestige de son établissement de Tamsui, autre port de Formose, l'actuelle Taiwan.

 

Un client britannique l'y distingue et en fait sa concubine à Singapour : s'ensuivent quelques années de bonheur pour Chong, à ceci près que ce James, cadre de la Compagnie des Indes Orientales, la tient à l'écart de ses collègues européens dont les « usages » la heurtent. Aussi, après avoir fondé un orphelinat pour les métis abandonnés, elle quitte son Anglais rouquin et barbu pour retourner à Formose auprès de Madame Shang tenancière du « Jardin de bambous ». Elle y reprend Yuzao la fille d'une défunte amie prostituée qu'elle avait adoptée, et avec une professeur de musique et femme d'expérience, elle s'installe à Naha dans l'île d'Okinawa pour ouvrir un restaurant, le « Palais de la Mer ». C'est là que le prince Kazutoshi s'éprit de Chong et l'épousa : dix ans de bonheur. Malheureusement, le prince est victime des luttes politiques du Japon, arrêté et condamné à mort. Chong, qui est venue à Kagoshima pour voir une dernière fois son mari restera au Japon. Devenue riche, elle ouvre à Nagasaki une maison de geishas ; elle y joue encore du shamisen avant de prendre sa retraite en Corée. La boucle est bouclée.

 

Un roman historique

Le périple de Chong autour de la mer de Chine plonge le lecteur dans une époque marquée par ce que les Occidentaux ont appelé l' “ouverture” de l'Asie orientale, avec une Chine entrée en décadence et un Japon qui commence à se transformer. Les marchands anglais se sont établis à Singapour et les hollandais à Batavia et ils sillonnent la mer de Chine. Les fumeries d'opium, produit importé d'Inde et servant de paiement des soies et des thés achetés en Chine, commencent à ronger la société chinoise. L'empire des Qing affronte vainement les Britanniques : première Guerre de l'Opium et traité de Nankin (1842), puis révolte des Taïpings, mouvement nationaliste que rejoint à Canton le jeune Dongyu — dont on n'entendra plus parler ensuite contrairement à une supposition que le lecteur pourrait se faire. Formose est encore sous le contrôle du gouverneur du Fujian ; des plantations de thé et des exploitations minières y attirent les travailleurs du continent et l'île manque de femmes, d'où les nombreux établissements voués à l'industrie du sexe dans les ports de l'île. Entre Formose et le Japon s'étend l'archipel des Ryû Kyû ; il forme un royaume qui a perdu son indépendance, vassalisé puis dominé par les Japonais venus du royaume de Satsuma (aujourd'hui Kagoshima à Kyûshû). La situation désastreuse de la Chine et l'arrivée menaçante des croiseurs noirs du Commodore Perry dans les eaux des Ryû Kyû et du Japon y suscite une réaction politique. Le lecteur assiste aux troubles sociaux et aux guerres intérieures qui mènent l'empereur à supplanter le bakufu des shôguns Tokugawa — début de l'Ère Meiji et de l'impérialisme japonais évoqué in fine lors de l'installation de Chong de retour au pays natal.

 

Autour de la mer de Chine

Ce roman riche de rebondissements, animé d'une multitude de personnages, est loin de se réduire à des parfums d'Asie, à des clichés sur l'exploitation des filles dans le commerce du sexe dont il décrit effectivement plusieurs scènes érotiques et divers épisodes plus sombres. En effet le romancier nous offre bien davantage ; les descriptions s'intéressent au climat de mousson et aux typhons, à l'habitat, à la vie quotidienne et aux repas, aux vêtements que portent ses personnages. Il porte attention aux changements économiques comme à la vie religieuse. Dans un monde qui honore Bouddha, qui honore les tablettes funéraires des ancêtres, on voit l'arrivée des missionnaires catholiques et protestants dont le Japon surtout a voulu se protéger. L'image du Christ sur la croix offusque les Asiatiques qui ne comprennent pas que la douleur de la crucifixion soit au centre des croyances des Européens. Quittant James, Chong laisse le chapelet qui lui a été donné en même temps que ses robes occidentales ; et c'est vêtue d'un chipao qu'elle prend une jonque pour rentrer à Formose.

Par ailleurs, de nombreux moments font une place aux arts que cultivent les maisons de plaisirs et les élites cultivées : musique, danse, théâtre, poésie... Oe Kenzaburo a dit de l'auteur coréen qu'il est « aujourd'hui sans conteste le meilleur ambassadeur de la littérature asiatique ». À vous d'en juger.

 

• Hwang Sok-yong. Shim Chong, fille vendue. Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet. Zulma, 2010, 557 pages. Avec un glossaire utile.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE COREENNE
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