Une année dans la vie de deux élèves de Terminale. Damien et Pierre découvrent la philo dans un lycée parisien. Le déterminisme, le hasard : ces thèmes les inspirent et dès les vacances de la Toussaint, ils projettent d'assassiner dans leur quartier une femme prise au hasard. Ils ne se sentiraient pas coupables puisque ce serait l'affaire du hasard et qu'ils n'ont aucune raison de tuer quelqu'un. Ils passent à l'acte avant les vacances de Pâques et le roman les suit jusqu'à l'obtention du bac...
Au lycée, Alice Martin leur dispense des cours qui les passionnent. Mais après l'assassinat leur attitude change, en classe comme dans leurs familles où l'on attribue leur crise comportementale au stress de l'examen à venir. En réalité le sentiment de culpabilité peu à peu s'insinue en eux, sème l'inquiétude, les cauchemars, voire des hallucinations. Pierre dont le grand-père Elie a survécu à la shoah et Damien dont le grand-père a été fonctionnaire de Vichy s'interrogent sur la notion de responsabilité des grands criminels. Ils se documentent avec sérieux sur Heydrich, Eichmann, Barbie, Papon, Touvier... En cours, vers la fin de l'année scolaire, leur professeur traitera de « la banalité du mal » selon Hannah Arendt, portant à son comble le malaise des deux adolescents. L'un des deux au moins devrait craquer, pense-t-on.
Mais non. Il ne se passe rien. L'histoire se présente comme une simple poussée de fièvre. Donnant corps à la métaphore, la chanson “Fever”, de Peggy Lee, chantée par Alice Snow revient tel un leitmotiv ; le refrain inspire Damien et Pierre, mais aussi Zoé, une jeune femme du quartier qui s'intéresse au meurtre de la rue Delambre : elle voit dans le journal une photo de la victime, qu'elle juge sosie d'Alice Snow et d'Alice Martin. Est-ce une piste ? La tension monte d'un cran. Or la fièvre retombera, comme un soufflet, alors que le suspense avait atteint le lecteur. Zoé sera sans doute déçue, elle aussi. Etrange roman donc, qui n'a rien d'un roman noir, puisqu'il contourne toute enquête policière ! Et que l'entourage des deux garçons n'a aucune idée de ce qui a pu se produire.
Qu'en penser ? S'agit-il de dénoncer les dégâts de l'enseignement de la philosophie en lycée, qui a fait de Damien et Pierre des assassins, alors qu'Yves, le pote scolarisé dans une filière professionnelle, avoue tout ignorer d'un tel enseignement maléfique ce qui expliquerait qu'il n'ait pas mené à son terme la tentative de défenestration de son professeur ? Ça ne tient pas puisque Damien et Pierre seront reçus avec mention : issue totalement immorale, dira-t-on. Apparemment l'auteure n'en a cure. Mais l'honorabilité de la profession philosophique est sauve. « Peut-être on en crèvera, dit Pierre, de ne pas le dire (…) mais on ne le dira jamais ». Il semble que l'auteure ait souhaité limiter son œuvre à peindre la montée au quotidien du sentiment de culpabilité chez Damien et Pierre.
« Damien avait toujours raconté tout, tout ce qui lui semblait important, à son grand-père, et maintenant il prenait conscience que non, ce n’était plus possible, il y avait quelque chose qu’il ne pourrait jamais lui raconter, jamais de la vie, un secret qui le séparait de son grand-père, et sourdement ce quelque chose se creusait en lui, se précisait et se creusait, il avait une sensation nette, un trou dans le ventre, un mauvais goût dans la bouche, un goût d’angoisse qu’il n’avait jamais connu. Il avait l'impression d’avoir perdu une partie de lui-même qu’il ne pourrait pas rattraper, et ce qui était perdu à tout jamais continuait pourtant à être là et à peser et faisait qu’il se sentait divisé et flou, étrange, étranger à lui-même.» (page 111).
Le lecteur fera de la fin ouverte... pas grand chose. Mais s'il est cinéphile il pourra voir le film que ce roman a inspiré à Raphaël Niel (avec pour co-scénariste... Alice Zeniter) et qui a été présenté en 2014.
• Leslie Kaplan. F e v e r. - POL, 2005, 188 pages. (Existe en Folio).