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Contrepoint du beau, le laid est lui aussi relatif à une époque, une culture, un milieu social selon les variations des critères du jugement esthétique et moral. Le laid donne l'impression de désagréable, inspire le dégoût, la répulsion, voire le rejet dans une connotation morale. D'où vient l'impression de laideur ? De la disproportion, de la disharmonie, on le sait depuis des siècles. Mais ce qui était relativement rare dans la peinture occidentale est devenu plus répandu au XIX° siècle et fort commun à l'aube du XXI° siècle. On n'a retenu ici que des peintures ; il est évident que les exemples eussent été bien plus nombreux en élargissant le champ de l'enquête à la photographie.

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UNE LAIDEUR VOULUE

 

Quelle est la fonction du laid quand le peintre y a recours volontairement ? Le laid peut n'être que la conséquence d'une représentation hyperréaliste, comme les visages des personnages âgées : l'artiste rend palpable les ravages du temps, la mort qui vient ; la laideur vise à émouvoir le spectateur, quand elle ne tourne pas au grotesque tragique avec le même objectif.

 

Goya-détail

Avec Le Temps et les Vieilles (1810), Goya montre la vieillesse comme un naufrage des corps et spécialement des visages. (Détail. Musée des Beaux Arts, Lille).

 

Œuvre de Quentin Metsys, ce tableau de 1513 qu'on appelle en général La vieille Femme grotesque sert communément de référence à la laideur en peinture, au sens de belle peinture, appliquée et virtuose, d'un sujet remarquablement laid. On y a longtemps vu une vieille comtesse coquette du Tyrol. Depuis quelques années, des médecins visitant à Londres la National Gallery y ont plutôt reconnu une personne souffrant de la maladie de Paget, une maladie osseuse qui déforme son visage. Ce qui est sûr, c'est que Quentin Metsys s'inscrit dans l'Ecole flamande soucieuse de rendus fidèles.

Quentin Metsys -Une vieille femme grotesque (1513)

 

Vers le milieu de ce même siècle, Le vieux Couple du portraitiste Bartolomeo Passarotti (Rome, 1529-1592) tient non pas du réalisme des derniers primitifs flamands, mais de la caricature et donc de l'exagération des traits. Leur baiser donne aussi une touche d'obscénité à des visages laids.

 

bartolomeo passarotti - vieux couple (16e s)

 

Les personnages de sa Joyeuse compagnie (c.1550) subvertissent l'idéal physique de la Renaissance. Leur attitude débridée, les aliments du premier plan, leurs domestiques noirs : tout est là pour renvoyer à la vulgarité populaire opposée à la bienséance de la bonne société aristocratique, celle qui définit le bon goût.

 

 

Autrefois, la laideur des visages signifiait celle de leur âme dévorée par les vices. Il y avait comme une pédagogie de la laideur. Le Portement de Croix de Jérôme Bosch s'inscrit dans cette intention (Musée des Beaux Arts de Gand).

 

 

Seuls les visages de Jésus et de Véronique sont sereins. Dans le détail de l'œuvre de 1510-16, les trois visages du premier plan rivalisent de laideur. Ces trois pécheurs grimaçants iront en Enfer. 

 

Bosch- grand format

 

Bientôt les Classiques laisseront de côté l'Enfer et préfèreront une autre inspiration et peindre des sujets tirés de l'Antiquité. Avec l'évolution du goût, il est possible que pour le spectateur d'aujourd'hui une célèbre peinture du XVII° siècle ne passe plus du tout pour un archétype du Beau. 

 

Rubens - Bacchus- c1630- Ermitage

Réalisé vers 1630, le Bacchus de Rubens (Ermitage, Saint-Pétersbourg) ne dépare pas le modèle de ses femmes trop grasses... Bourrelets, surpoids, obésité, chairs flasques, cela ne suffit pas à faire de son Bacchus un être laid mais un joyeux bon vivant, conforme à la mythologie gréco-latine... Mais pour un regard d'aujourd'hui, il signifie "laideur", une involontaire laideur car bien sûr Rubens était un esthète.

 

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REVOLUTIONS DANS L'ART

 

Le XIX° siècle marque un tournant décisif avec l'arrivée des Romantiques. Victor Hugo tourne ainsi la page des conventions esthétiques classiques dans la Préface de Cromwell : « Dans la pensée des modernes, le grotesque a un rôle immense... Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille ». 

Quand le Naturalisme, aujourd'hui très accepté, s'épanouit au cours du XIX° siècle, la réaction du public a été de crier à la laideur. L'Olympia de Manet a été huée. Elle passe aujourd'hui pour l'un des chefs-d'œuvre du siècle. Toulouse-Lautrec, avec La Femme tirant son bas (1894, Musée d'Orsay) peint des chairs d'une teinte verdâtre qui suggère le dégoût, tandis que l'autre fille a un profil hideux. 

 

Lautrec-Femme tirant son bas-1894-Orsay

 

La fin du XIX° et le début du XX° siècles a connu une série de révolutions dans l'art européen. Avec le Fauvisme, l'Expressionnisme, la Nouvelle Objectivité, le Dadaïsme, le Surréalisme, le Cubisme, la “modernité” a valorisé ce que le béotien estimait relever de la “laideur”: 

 

edvard-munch-Héritage-1899-Oslo

 

Transposition du thème de la Pièta avec Edvard MunchHéritage, 1899. La mère en pleurs : son enfant est ou bien mort, ou bien malade. Tout le monde connaît le Cri ; Munch n'est pas du genre à enjoliver les scènes dramatiques. 

 

georg Scholz-Les paysans-industriels- 1925

 

Ici pas de compassion, mais la dénonciation des riches, de leur absence d'âme, de leur inhumanité, semblables à des mécaniques selon Georg ScholzLes Paysans-Industriels, 1925.

 

Capture d’écran 2015-03-19 à 18

 

Otto Dix, avec le Portrait de Sylvia van Harden (1926) excelle dans l'âpreté, la rudesse. L'attitude, le col montant, le monocle, la coiffure : la journaliste est bien peu "féminine" d'allure. Sans oublier ces lèvres de vampire ! Elle est à l'image d'une société laide. Pourtant, le pire était à venir...

 

Chirico-The Painter's Family-1926-Tate

Giorgio de Chirico. La Famile du peintre (1926. Tate Gallery) fait penser à une Sainte Famille de mannequins de bois : laideur de la déshumanisation.

 

picasso-la suppliante

 

Passons à Pablo PicassoLa Suppliante (1937). Pas question d'y reconnaître la belle Dora Maar... C'est un prolongement de la laideur de la guerre à l'époque où le peintre républicain peignait Guernica 

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AUTOPORTRAITS

 

Le peintre peut se représenter laid, manifestant par là tous ses traumatismes. Un artiste tel Van Gogh est justement célèbre pour ses autoportraits où se lit sa souffrance psychique.

Plus généralement, l'artiste réussit, lorsqu'il recourt à la laideur, s'il parvient à ébranler son spectateur en cassant les codes des apparences.  

 

Egon Schiele-autoportrait (1910)

 

D'où la dysharmonie de cet Autoportrait d'Egon Schiele (1910). Voyez ces mains horribles !

 

Soutine - Autoportrait 1916

 

Chaïm SoutineAutoportrait, 1916. La laideur qu'on peut y trouver s'appuie sur les gros coups de brosse, l'absence de finesse de l'exécution. 

 

Kokoschka - Autoportrait - 1919

 

Même exécution heurtée chez Kokoschka avec cet Autoportrait de 1919. La noirceur en plus.

 

Source: Externe

 

Surréaliste, Alberto Savinio se représente en hibou dans cet Autoportrait de 1936 (Galleria d'Arte Moderna, Turin). 

 

Frida Kahlo-AUtoportrait-1950

 

Frida Kahlo. Autoportrait. vers 1950. La laideur n'étonne pas dès lors qu'on connaît la vie dramatique de l'artiste mexicaine. Éclaboussée de sang. Entourée de bêtes sinistres.

 

 

Willi Sitte. Autoportrait, 1968. Un des peintres emblématiques de la RDA.

 

francis Bacon -autoportrait (1969)

 

Francis BaconAutoportrait. 1969. L'artiste, complexé, se représente vraiment laid, visage distordu. Pourtant cet homme n'était pas laid. Ce qui compte c'est la plutôt représentation que l'artiste veut donner de lui-même. 

 

Buffet Autoportrait n°11

 

Et pour finir, Autoportrait n°11 (1981) de Bernard Buffet : laideur d'un visage émacié sans doute, mais aussi la manière si caractéristique qui a heurté souvent le public, avec cette raideur dans le dessin et ce sinistre surlignage noir.

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LA BANALISATION DE LA LAIDEUR

 

L'artiste contemporain n'a pas nécessairement l'intention de représenter un visage ou une silhouette beaux ou laids. C'est le spectateur qui, selon sa perception subjective, juge éventuellement que le portrait est laid. Le but du créateur est autre, c'est sa vision de l'être humain qui prévaut, son interprétation de l'être au monde. La rupture avec les canons de la beauté hérités de Raphaël est complète et définitive.

grosz-Herman-Meisse

Le poète Max Hermann-Neiße dont George Grosz peint en 1927 le Portrait (MOMA) semble bien seul et souffrant, désemparé. Il n'a que 41 ans. Il souffre de nanisme. 

 

georg_baselitz- Partisan-1965-Saatchi Gallery

Georg Baselitz. Le Partisan. (1965. Saatchi Gallery). Sa laideur, outre la disproportion de la tête, semble venir des loques dont il est vêtu.

 

Du même Baselitz. Portrait d'Elke, 1969. Dans les années 60, le peintre s'est mis à mettre ses œuvres à l'envers. La signature ici confirme que ce n'est pas une erreur de la galerie.

 

Du même Baselitz, enfin, Bedroom, 1975. Toujours la tête en bas...

 

Jean Dubuffet-Volonté de puissance-1946-Guggenheim NY

 

Au contraire, ici c'est la grosse tête ! Jean Dubuffet. La Volonté de puissance. (1946. Guggenheim, New York). 

 

Julian Freud- Sleepin by the Lion Carpet (Sue Tilley) 1996

 

Julian Freud. Sue Tilley, ou La Femme endormie près devant la Tapisserie au lion (1996). Le Bacchus de Rubens est dépassé.

 

 

Léon Kossoff (1926-2019). Fidelma n°I. Leeds Museum and Galleries. Né de parents juifs russes, ce peintre appartient à l'Ecole de Londres comme Julian Freund ou Francis Bacon.

 

jean Rustin - Pourquoi pas, 2004

 

Jean Rustin (décédé en 2013) a peuplé ses toiles d'êtres laids, déformés par l'âge et la solitude. D'abord Pourquoi pas ? (2004).

 

Jean-Rustin-50

 

Noter le regard vague des personnages, leur air hagard.

 

Rustin

 

Jean Rustin peint des personnages usés, finis. Seuls comme en couple. Aussi laids habillés que nus.

 

 

Jacques Bral, décédé en janvier 2021, a lui aussi peint d'étonnants portraits où les formes comme les couleurs s'émancipent du réalisme. Ici, Adèle, portrait réalisé en 2010. 

 

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Afin d'être regardé, reconnu, l'artiste doit souvent choquer, mais il aura interpellé le public, il l'aura bousculé, provoqué. En fait, voulue ou non, la laideur toujours existera dans un portrait pour un spectateur lambda qui s'en sera senti provoqué. C'est le but de l'Art contemporain, non? Quant au marché de l'art, c'est une autre histoire.

 

 

 

Tag(s) : #BEAUX ARTS, #HISTOIRE GENERALE
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