Ils ont nom Zahira, Aziz, Mojtaba ou Allal, homosexuel, prostituée, exilé politique, tous émigrés et victimes du racisme ou des cahots de l’histoire : à Paris ou ailleurs, aucun n’a jamais trouvé sa place. Abdellah Taïa fait graviter autour de Zaïra ces vies cabossées vouées à l’échec. Pourtant l’amour et l’amitié les habitent encore, et ce désir partagé de quitter la réalité car « mourir, c’est enfin vivre ». Persuadés d’être possédés par les djinns démoniaques, tous en appellent aux sorciers pour que change leur vie... La verve du romancier, ses dialogues crus, amers autant qu’impertinents, sa virulente dénonciation de la France coloniale comme du Maroc, son pays — « la haine. Profonde. Entre tout le monde » — : tout ce souffle chahute le lecteur.
Le père de Zahira avait « fait la guerre pour la France », en Indochine, pourtant « la France elle m’a jeté, renvoyé au Maroc et oublié » sans indemnités même pas de « Mitterrand le traître » confiait-il. Sa soeur Zineb lui manquait, emmenée à seize ans dans un bordel de Casablanca avant d’être expédiée comme fille à soldats en Indochine car « Le Maroc (l') avait vendue à la France ». Elle s’enfuit en Inde et le père se pendit.
Zahira sa fille a choisi, elle, à dix-sept ans, d’aller vivre à Paris. Prostituée mais libre, elle ne se donne qu’aux Arabes et aux musulmans sans papiers, « exploités par les patrons français blancs ». Mojtaba, lui, homosexuel, a dû fuir l’Iran pour avoir participé à la révolution contre Ahmadinejad en 2009, et erre dans Paris, espérant rejoindre Stockholm.
Mais faire commerce de son corps n’interdit pas l’amour.
Zahira souffre de solitude affective et rêve de mariage avec Iqbal, son amoureux, comme sa copine Naïma, ancienne prostituée devenue une dame respectable. Alors, lorsque par hasard elle porte secours à Mojtaba, elle l’héberge et le soigne comme une mère pendant le mois de ramadan. Mais il disparaît...
Zahira aime aussi Aziz le travesti. Déguisé tout petit en fille par ses soeurs, il garde la nostalgie de leurs jeux incestueux, désire « être femme comme elles » pour mieux aimer Zahira. Il « se la fait couper » mais grande est sa déception sur son identité sexuelle après l’opération : « Je devrais me sentir femme. Je ne sens rien » avoue-t-elle à son amie. Seule, sans aide véritable, Aziz devenu Zannouba tombera dans la schizophrénie.
Mais Zahira n’échappe pas à son destin : la violence du Maroc la rejoint à Paris sous les traits d’Allal, son amour de jeunesse, évincé par sa mère parce qu’il était noir. Mais lui le Touargui, le sauvage cannibale aux yeux des Marocains, doit exécuter sa vengeance...
Nul n’échappe à son mektoub, à son destin, ni ne choisit « un pays pour mourir ».
La liberté reste une illusion de bien peu de poids face aux épreuves de l’existence.
• Abdellah Taïa. Un pays pour mourir. Le Seuil, 2015, 163 pages.
Chroniqué par Kate