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• Un sous-titre explicite, “Souvenirs de la Révolution culturelle”, interpelle quiconque s'intéresse à l'histoire de la Chine contemporaine. L'auteur, ancien garde rouge devenu riche homme d'affaires, traite de ce sujet d'une façon originale à plus d'un titre. L'ouvrage est poétique et autobiographique, tout en soutenant un point de vue critique sur l'histoire du pays.

 

• Une œuvre poétique d'abord, puisque Luo Ying est le pseudo d'un poète contemporain. Quatre-vingt quinze textes d'environ une page, en vers libres, ou courts versets, donnent la liberté de lire l'œuvre en suivant sa chronologique ou de la méditer en l'abordant et en la revisitant de façon aléatoire. Ces poèmes, très rythmés par ce choix d'écriture, ne se perdent pas dans la rêverie romantique ; le réalisme préside à la mise en scène des personnes et des anecdotes souvent brutales qui les font revivre.

 

« La Mangue » illustre en particulier l'absurdité des événements et l'incroyable délire de vénération qui s'est emparé des habitants :

« L'illustre président Mao avait offert aux rebelles une mangue couleur d'or / Ciel ! Le peuple de notre ville frontalière passa trois jours à l'attendre sans fermer l'œil / Les gens tapaient sur des gongs et des tambours, exécutaient la danse de la loyauté ; les rues s'étaient vidées de dix mille personnes venues l'accueillir le long de l'artère principale / Le visage baigné de larmes, tous criaient à tue-tête : “Vive le président Mao !”/ Les rebelles avançaient pas à pas, tels les émissaires d'un dieu, l'un tenant la mangue / On dit qu'elle brillait d'un éclat inouï, que son parfum se répandait dans la ville entière / Trop petit et repoussé par la foule, je ne parvins jamais à poser les yeux sur elle / Sans doute qu'à cause de mes origines, je n'étais pas digne d'être un bon soldat de Mao / La venue de la mangue enflamma la ville, portant au paroxysme l'ardeur révolutionnaire / Les gens criaient qu'ils étaient prêts à sacrifier leur vie pour la Révolution culturelle ! / Nul ne sait su cette mangue finit par pourrir ou bien si quelqu'un l'avala en cachette / Passant ensuite de l'affrontement verbal à la lutte armée, on s'entretua avec frénésie / La rue empruntée par la mangue se mua en champ de bataille résonnant de coups de feu / Les hymnes funèbres devinrent la musique la plus répandue dans la ville frontalière / Plus tard à force de manger des mangues, j'ai perdu ma passion révolutionnaire / Plus tard à force de manger des mangues, ces chants funèbres ont résonné dans ma tête. »

 

• Luo Ying a choisi pleinement le mode autobiographique. Aux souvenirs de la petite enfance, comme dans cette folle et ironique histoire de mangue, succèdent ceux des années du grand chaos à Yinchuan, capitale du Ningxia, et pour finir, après la mort du Grand Timonier, la marque ineffaçable de ce drame quand l'auteur, à la fois coupable et victime, est devenu étudiant puis fonctionnaire à Pékin, dans la jungle des éditions d'État. À l'origine, c'est le drame familial, le père injustement arrêté, déporté, qui choisit de se suicider, et la mère réduite à la honte. Puis c'est le choc de la Révolution culturelle réduite à des luttes fratricides, stupides et sanguinaires, chacun arborant sa fidélité au fondateur du nouveau régime. Les épisodes de la Révolution culturelle sont « sanglants, absurdes et insoutenables ». On remarquera enfin la datation ultra précise de l'écriture de chaque texte — « 15 octobre 2012, 20:55, Changhewan, Pékin » ou même « 14 novembre 2012, 23:51, vol CA984 de Los Angeles à Pékin, siège 1A » — ce procédé souligne l'intense présence du passé dans le temps douloureux de la création littéraire.

 

• L'amitié et la gentillesse — oui, il y a encore des traces d'humanité dans le chaos — sont balayées par les mauvais traitements, les tortures insoutenables. Du flot des souvenirs émergent des figures aimables, pathétiques, truculentes, ou haïssables : celui qui écrit un slogan contre Mao, celle qui défile rasée, rageuse et humiliée, celui qui tombe à travers le toit, celui qu'on appelle « le chien teigneux », etc.

Au-delà de la tragédie personnelle et du témoignage, Luo Ying, propose une réflexion sur l'histoire de son pays. « Il faut au moins nous débarrasser de la détestable Révolution culturelle. Elle a fait perdre à la nation le sens de la honte, des valeurs morales, de la décence. » Contrairement à l'Allemagne qui s'est purgée du nazisme, la Chine, selon l'auteur, feint d'avoir oublié. Mais le gène du chaos guette encore. « Sous prétexte de vouloir aller de l'avant, nous ne voulons pas rouvrir cette plaie. Voici alors ce qui risque de se produire : un beau jour nous reverrons les brassards des gardes rouges et leurs banderoles disant : “On a raison de sa révolter !” Ce sera une grande catastrophe pour la nation. » Cet avertissement écrit en postface amène le lecteur à considérer différemment, avec une certaine compréhension, l'insistance du gouvernement actuel sur le thème de l'Harmonie et de la lutte anti-corruption, même si “Le gène du garde rouge” qui a été publié à Taiwan ne le sera sans doute pas de sitôt à Pékin.

 

• Luo Ying. Le gène du garde rouge. Traduit par Shuang Xu et Martine de Clercq. Gallimard, 2015, 227 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE CHINE, #POESIE, #HISTOIRE 1900 - 2000
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