
Quand on se penche sur l'histoire de la France du XVIIIe siècle, la tentation est grande de trouver dans nombre d'événements une origine de la révolution de 1789. Un nouvel argument s'ajoute à la démonstration avec l'essai de l'américain Robert Darnton sur “L'Affaire des Quatorze”. C'est en spécialiste des Lumières, des médias et de la police du roi qu'il aborde l'affaire qui se situe en 1749 et conduit à l'arrestation à Paris d'une série de personnes inculpées d'avoir propagé des chansons hostiles au gouvernement (textes français et anglais, chansons à écouter sur le site de l'Harvard, interprétées par Hélène Delavault) et tout particulièrement Qu'une bâtarde de catin.
Le contexte est précieux pour comprendre l'affaire. Outre l'expulsion d'un prince Tudor, c'est la liquidation de la guerre de Succession d'Autriche qui semble mécontenter l'opinion parisienne : la restitution des conquêtes, et la création d'un nouvel impôt, le Vingtième, qui n'épargne pas les parlementaires déjà irrités par la question janséniste. Facteur déclenchant : le 24 avril 1749, le comte de Maurepas, ministre de la Maison du Roi, a été démis de ses fonctions gouvernementales et remplacé par le comte d'Argenson, ministre de la Guerre et frère du marquis en charge des Affaires Étrangères : l'influence de la marquise de Pompadour est derrière ces changements. Il n'en faut pas plus pour que les chansons élégantes mais subversives plaignent l'exilé Maurepas, attaquent la Pompadour et ses amis politiques, et, in fine, le roi Louis XV, au risque du crime de lèse-majesté.
« Lâche dissipateur des biens de tes sujets,
Toi qui comptes les jours par les maux que tu fais,
Esclave d'un ministre et d'une femme avare,
Louis, apprends le sort que le ciel te prépare. »
Si Maurepas et ses amis ont sans doute favorisé la création et la diffusion de ses chansons, c'est que l'époque s'y prête. Dans certains milieux, essentiellement au Quartier latin, les airs connus portent des paroles qui se font critiques et sont renouvelées au fil de l'actualité ; on copie, on recopie les paroles ; on interprète dans les collèges, les salons et les cafés et on les colporte sur le Pont-Neuf. Les attaques contre le roi et sa maîtresse prenant trop d'ampleur, le ministre d'Argenson lança la police parisienne dirigée par le lieutenant général Berryer sur la piste des calomniateurs...
Un schéma de diffusion de six poèmes subversifs fut établi. Cinq étudiants, trois prêtres, deux abbés, des clercs et un professeur —Sigorgne alors proche des jeunes Morellet et Turgot— furent embastillés bien qu'aucun d'entre eux n'ait eu d'intention révolutionnaire. La documentation sur les vers condamnés provient de la Bibliothèque de l'Arsenal tandis que les airs à la mode, recopiés dans des recueils appelés chansonniers sont conservés à la Bnf et à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Ce n'est donc pas la France profonde des provinces qu'il faut parcourir pour reconstruire cet épisode du badinage contestataire et de la chanson grivoise d'avant 1789. La crainte d'une révolte populaire notée dans son journal par le marquis d'Argenson était exagérée, mais il avait « détecté la combinaison » des facteurs qui mettraient à terre la monarchie des Bourbons : une dette publique croissante, une guerre dispendieuse, le blocage de la réforme des impôts, la résistance des parlements, la violence dans la rue et... l'opinion publique. Ce nouveau Léviathan, Louis-Sébastien Mercier en a fait le portrait et l'a nommé Monsieur le Public :
« C'est un composé indéfinissable. Un peintre qui voudrait le représenter sous ses véritables traits, pourrait le peindre sous la figure d'un personnage en cheveux longs et en habit galonné, une calotte sur la tête et l'épée au côté, portant le manteau court et les talons rouges, tenant en main une canne à bec-à-corbin, ayant une épaulette, la croix à la boutonnière gauche et l'aumuce [de chanoine] sur bras droit. Vous voyez que ce monsieur doit raisonner à peu près comme il est vêtu. » Mais en 1749, conclut R. Darnton, « Paris n'était pas prêt pour une révolution ».
Qu'une bâtarde de catin est sans doute le poème le plus agressif contre la Pompadour mais « il n'existe aucun signe direct de l'ampleur de son impact dans la population ». Que le roi ait une maîtresse, soit. Encore faudrait-il qu'elle ait de la classe, et des origines aristocratiques. Or l'ex-fille Poisson —qui avait épousé le financier Le Normant d'Etioles— déplaisait à de nombreux courtisans par l'influence négative qu'elle aurait exercé sur un roi déjà largement critiqué pour avoir été l'amant simultané de trois sœurs, les filles du marquis de Nesle : l'inceste et l'adultère. Ainsi cent ans après les Mazarinades naquirent les Poissonnades contre la « catin subalterne », « une petite bourgeoise / Elevée à la grivoise ».
Quand le jubilé prévu pour 1750 fut annulé, une chanson nouvelle ne manqua pas d'apparaître : « Louis le bien-aimé / Louis le mal-nommé / Louis fais ton jubilé / Louis quitte ta catin / Louis donne-nous du pain / Louis prends garde à ta vie / Il est encore des Ravaillac à Paris. »
Le réseau des Quatorze « ne représentait qu'un minuscule segment d'un énorme système de communication qui s'étendait dans tous les secteurs de la société parisienne » souligne Robert Darnton. Comme dirait plus tard le moraliste Chamfort, la France était « une monarchie absolue tempérée par des chansons ». Un titre à conseiller tant le plaisir de lire y rejoint l'intérêt historique.
• Robert Darnton. L'Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle. Gallimard, 2014, 218 pages.