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  Alors que, depuis les émeutes de 2005, intellectuels et médias scrutent le 9-3, ici s’inverse le regard : quelques dizaines d’étudiants de première année de sociologie à l’université Paris 8-Saint-Denis ont observé trois quartiers du 8e arrondissement : le Triangle d’or, le parc Monceau et Élysée-Madeleine. S’y aventurer ne va pas de soi quand on n’est pas « blanc de peau » et en majorité de sexe féminin. C’est l’intérêt de ce livre rédigé par N. Jounin, leur professeur, et publié à « La Découverte, car c’en est une » : ces étudiants de banlieue ont pris « rendez-vous en terre inconnue ». Au fil de leurs enquêtes on les voit affronter le regard des habitants parmi les plus riches de France et parvenir à mener des observations distanciées et objectives. On prend aussi la mesure des conséquences d’une telle immersion sur les étudiants eux-mêmes : la découverte d’un autre monde social mène aussi à la découverte de soi.

   Observer c’est s’immerger dans un univers étranger pour beaucoup de ces étudiants qui ne sont jamais allés dans le 8e. Ils notent la beauté des lieux, la fréquence des boutiques de luxe mais l’absence de commerces d’alimentation et de toilettes publiques. Les jeunes filles osent entrer chez Dior ou prendre un café au Plazza Athénée, même si elles ne se sentent pas à leur place, dans leur tenue de « banlieusardes », face à ces femmes en tailleurs et ces hommes en costumes sombres. Les vigiles les font sortir, un serveur méprisant les éconduit, une étudiante voilée est prise à parti alors que les vendeuses s’empressent auprès d’une cliente qatarie en burqa. De fait, « la signification des signes est le produit d’un contexte et d’une interaction ». Perçues comme « clientes illégitimes », il leur faut audace et détermination pour supporter ces rappels de la distance sociale.

   Ces étudiants découvrent la diversité de la population du 8e. À côté des « bourgeois », l’immigration se donne à voir : saluée s’il s’agit de la riche bourgeoisie internationale, appréciée si les nounous, gardiens d’immeubles et autres subordonnés non-blancs savent rester discrets. Ces petites gens nécessaires mais invisibles aux yeux des riches, ne les inquiètent pas, alors qu’ils ne voient pas d’un bon œil la foule plus populaire des Champs-Élysées tout proches... Se familiariser avec les indigènes de ce monde inconnu, en apprivoiser l’exotisme exige beaucoup de maîtrise de soi afin de développer une certaine empathie, en mettant à distance son propre sentiment d’écrasement, et sans juger ces beaux quartiers à l’aune de ses valeurs de « jeune de banlieue » . Les étudiants parviennent à obtenir une heure d’interview avec des directeurs d’associations, des membres de conseils de quartier. Souvent peu respectés de leurs interlocuteurs, certains leur tiennent un discours bourgeois paternaliste et implicitement raciste, d’autres les humilient ouvertement. Néanmoins, aucun étudiant ne s’est découragé malgré « la puissante domination symbolique » qu’ils on dû affronter. Tous ont découvert que ce luxueux ghetto du 8e n’avait aucune homogénéité : les écarts de fortunes entre bourgeois entretiennent là aussi une jalouse « lutte de classe ». Ils ont aussi appris sur eux-mêmes. M. Jounin se livre à juste titre à un véritable plaidoyer pour l’enquête de terrain car elle permet à ces jeunes de Seine-Saint-Denis d’élargir leur vision du monde : « ceux d’en bas » ont toute légitimité à étudier « ceux d’en haut ». La diversité n’efface pas l’égalité.

 

• Nicolas Jounin. Voyage de classes. Des étudiants de Saint-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers. La Découverte, 2014, 248 pages.

Lu et chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #ESSAIS, #SCIENCES SOCIALES, #PARIS
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