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Voici une « histoire ancienne », entre riches et pauvres, une histoire de « tumultes et de fureurs » mais aussi « de joie pure » à Anse Bleue, petit village haïtien.

 

Quand Bonal Lafleur, contraint de vendre ses terres à Anastase Mésidor, fut retrouvé assassiné au fond d'un ravin, son fils ainé, Orvil, devint à son tour le « danti », le chef du « lakou », l'habitation commune. Ermancia son épouse lui donna deux fils, Léosthène et Fénelon, et une fille, Olmène. Cette pauvresse aux pieds nus s'offrit à seize ans, pour mieux vivre, à Tertulien Mésidor, riche sexagénaire séducteur et corrompu. Ainsi s'est enclenchée la mécanique tragique car elle a « retourné l'ordre de l'univers ». Dès lors le grand récit historique tourmenté d'Haïti au 20° siècle emporte le roman familial et le choeur sans cesse ponctue : « le malheur allait pourtant bientôt fissurer nos vies, mais nous ne le savions pas encore ». Bain de Lune, bain de langue, entre créolité et poésie ; bain d'émotion et de spiritualité vaudou : les rêves et les transes ouvrent aux paysans l'accès à l'au-delà du monde où tous puisent la force d'affronter les souffrances du quotidien.

 

Au début du siècle dernier les citadins de Port-au-Prince méprisent les paysans « abrutis par la faim et les divinités obscures », sur cette terre soumise à la sécheresse comme aux ouragans. L'effacement, l'évitement restent leurs seules armes, écrasés, toujours vaincus et persuadés que « Dieu est trop loin et trop occupé » pour les entendre. Pourtant, ces hommes et ces femmes « en savent assez sur l'humaine condition pour parler seuls aux Esprits, aux Mystères et aux Invisibles ». Leurs divinités, figures sataniques pour l'Eglise qu'aucun prêtre ne parvient à éradiquer, leurs dieux africains, par delà l'esclavage, leur confèrent la force mentale et la certitude que leur âme retournera dans leur Guinée originelle, près des ancêtres. Même lorsque peu à peu la radio, le commerce, l'argent des jeunes exilés aux USA leur permettent de vivre mieux, la plupart des villageois restent « au-delà » de leur existence matérielle. Puis leur mentalité évolue, mais lentement. Tous se tiennent loin de cette République Dominicaine où beaucoup de Haïtiens furent massacrés dans les années 30, loin de Port-au-Prince, cette gueule du diable d'où bien des malheurs sont venus s'ajouter aux violences ancestrales. Vingt années durant les milices bleues, foulard rouge et machette de « l'homme au chapeau mou et aux lunettes épaisses » —Duvalier père et fils— ont multiplié les exactions sommaires ; le Parti des Démunis, la junte qui leur a succédé a berné le peuple et coupé d'autres têtes, plongeant Haïti dans « une longue saison de deuil » ; s'y ajouta la « paille », la marijuana…

 

Malgré sa tonalité tragique, ce roman n'a rien d'une lamentation désespérée. Certes l'arbre familial a perdu quelques branches : Olmène s'est enfuie en République Dominicaine, Léosthène aux USA, Fénelon le milicien a été exécuté ; en 1983 la mort d'Orvil, le patriarche, a sonné le glas du vieux monde. Mais Dieudonné a pris la relève. Et la force des femmes demeure, paysannes commerçantes, porteuses de la voix des Esprits : ce sont des figures telles la mère, Ermancia, la liberté, Olmène, Cétoute fille de Fréda, divinité de l'amour. Même si sa voix expirante sur la grève, en contrepoint du choeur villageois, c'est celle d'Haïti, cette « épine au pied de l'Amérique ».

Mais « qui est le chasseur ? qui est la proie ? » interroge Y. Lahens. L'homme et la femme ? le riche et le pauvre ? Rien n'est fatalité, les rôles sans cesse peuvent s'inverser. C'est l'espérance de la romancière : seules les divinités ont la réponse.

 

Yanick Lahens. Bain de lune. Sabine Wespieser éditeur, 2014, 273 pages. En annexes : arbre généalogique des Lafleur et des Mésidor, et glossaire de vocabulaire créole.

  Lu et chroniqué par Kate

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #HAÏTI
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