La récente attribution du Prix Goncourt à Lydie Salvayre m'a incité à puiser dans son œuvre récente et j'ai choisi “Portrait de l'écrivain en animal domestique” car ce titre m'a intrigué par sa feinte originalité, variation sur la formule « portrait de l'écrivain en... » d'un usage commode pour intituler des articles, mais aussi des romans. Tout avait commencé, me semble-t-il, avec le “Portrait de l'artiste en jeune homme” de James Joyce, en 1904, avant la récente parution, après l'ouvrage de Lydie Salvayre, de “Portrait de l'auteur en femme ordinaire” (Anne Cuneo, 2009), puis d'“Autoportrait de l'auteur en coureur de fond” (Haruki Murakami, 2009), et de “Portrait d'un fumeur de crack en jeune homme” (Bill Clegg, 2011) sans oublier le “Portrait de l'écrivain en déchet” (Yves Mabin Chennevière, 2013) ...
Le sujet est excitant : un grand patron de multinationale — dont le chien se nomme Dow Jones — engage une romancière anonyme pour écrire un livre destiné à claironner sa gloire. Et, outre le genre, tout les oppose. Il est immensément riche. Elle vit chichement de ses droits d'auteur. Brutal et grossier, il fait l'apologie du libre marché, écrase sans vergogne ses concurrents comme ses cadres, et méprise la culture. Tout ça pour vendre des hamburgers et des frites dans ses fast food à travers le monde. Intellectuelle délicate, elle s'offusque des propos et des actes de ce patron qu'elle accompagne plusieurs mois durant, obligée de se faire passer pour une escort girl. Car, à l'exception de l'épouse et d'un homme de confiance, personne dans l'entreprise ne doit savoir que le big boss a recruté une littéraire pour rédiger son Testament...
Jim Tobold fait partie de ces self made men qui croient donner leur ascension en modèle. Le « roi du hamburger » prend la romancière à témoin de sa réussite et de son génie des affaires : il lui dicte des formules d'allure évangélique qui servent aussi à nourrir les réunions des douze membres du conseil d'administration. Avec ces sortes de paraboles et de prophéties, c'est un véritable Messie du nouveau capitalisme qui est mis en (s)cène. Ça pourrait être jubilatoire...
Mais ça ne l'est pas vraiment. Lydie Salvayre a choisi le grand guignol, et la farce dont se nourrit l'histoire n'est pas toujours très subtile. Devenu le Maître du Monde, Tobold qui a commencé en gérant d'un peep show parisien — c'est ainsi qu'il a rencontré l'aimable et complaisante Cindy devenue son épouse — fréquente la jet set, les présidents et le tout Hollywood : l'auteure n'a pas lésiné sur le name droping et sa narratrice, bientôt impressionnée et finalement conquise par l'argent, le luxe et la célébrité, doit recourir à d'improbables astuces pour garder un petit peu l'air d'une intellectuelle parisienne égarée dans la trivialité et la marchandise. Un passage à titre d'exemple (p.83) :
« Sharon [Stone bien sûr...], assise face à lui, croisa et décroisa ses jambes à toutes fins utiles (nous offrant un assortiment merveilleux de figures destinées à incarner la question du voilement/dévoilement telle que la pose Martin Heidegger dans “Qu'appelle-t-on penser?”) et en vint, après les gracieusetés et badinages requis, à l'objet de sa visite ». Pas toujours subtile, disais-je, la référence culturelle...
Plus généralement, Tobold est dépeint avec une telle vulgarité dans ses gestes et ses propos que pour compenser le mauvais genre, la narratrice — je veux dire l'auteure — use et abuse de subjonctifs dont la distinction est censée équilibrer la grossièreté du milliardaire. En somme, un bon sujet (?) traité sur le mode de l'exagération — je pense aux 365 voitures du garage de Tobold — et qui souffre de l'insuffisance de l'intrigue, malgré le clownesque finale en « charity business » emprunté à Bill Gates et aux Restos du cœur.
• Lydie Salvayre. Portrait de l'écrivain en animal domestique. Seuil, 2007, 234 pages.