Au sortir d'une guerre vécue en ambulancier, John Dos Passos plongea dans la vie parisienne et rencontra une jeune femme qui l'entraîna aux concerts, l'accompagna aux ballets russes, l'invita à venir prendre le thé chez elle dans les beaux quartiers. Artiste, elle chantait et s'accompagnait au piano. Il a donc été séduit. Or la belle était rarement abordable en particulier : « C’est effrayant comme vous êtes toujours entourée de gens. Effrayant pour moi, qui m’étourdis toute de suite si j’essaye à parler à plus de deux personnes à la fois. » Il n'y aura pas d'histoire d'amour, mais une relation épistolaire, régulière jusqu'en 1929, qui rend compte des déplacements incessants de l'américain. Tous ces courriers écrits en un français imparfait, mais savoureux et créatif — bien que sa correspondante lise l'anglais couramment — toutes ces lettres et cartes postales signées « JRDP » ou « Dos » affluent de France, d'Europe, du Moyen-Orient ou d'Amérique. Revenu à New York, il y change d'adresse constamment : Manhattan, Brooklyn ou ailleurs dans Long Island...
En effet, John Dos Passos a « la bougeotte » selon l'expression de « madame Bibi » la mère de son amie Germaine. Un parfum d'aventure, qu'il qualifie après coup d' « illusion géographique », l'attire au Moyen-Orient. « L’orient me parait trop religieux, ordonné, somnolent, ventre à terre, logique. Peut être c’est que mon oreille n'est pas accoutumé aux timbres de la vie ici... Mais comme spectacle, ça vaut presque mieux que le Chatelet ! » De Téhéran il se rend à Bagdad puis Damas et Beyrouth.... « Bagdhad est la ville la plus ridicule du monde. Rien que des boites de conserve, des autos Ford, des anglais en pantalons courts, et des arabes buvant des gazeux. Puis il y a quelques palmiers, un peu de boue, les flots jaunes du Tigris et des whisky and soda. (…) Je suis arrivé ici après un voyage superbe en auto à travers la Perse il y a une semaine et j'attends l'opportunité d'aller en caravane en Syrie à travers le desert. (…) tout le monde me dit que c'est insensé d'essayer la traversé. Mais la providence protège les fous les ivrognes et les gens myopes. Bismillah. »
Le courrier suivant évoque une halte dans le désert de Syrie : « J’écris à la lumière de ma dernière bougie, dans ma tente cramoisie qui tremble dans le vent des immensités comme un gros ballon. Je m’amuse furieusement. Vous ne pouvez pas vous figurer comment on s’amuse en caravane. Il y a toute sorte de gens des bouts du monde asiatique —je suis le seul chien d’infidèle. Et les petites tasses de café qu’on boit la nuit autour des feux, et les pipes que l’on vous présente à fumer, et la belle langue arabe que je ne comprends que rarement... » On the road again... « Fez est une ville formidablement curieuse, tranche fossilisée du quatorzième siècle ». Le voici donc au Maroc — « une Espagne sans cafés et sans toros » — à la veille de l'insurrection d'Abd-el-Krim mais il écourte son séjour car il est contacté pour prendre la direction d'un théâtre avant-gardiste new-yorkais.
John Dos Passos, malgré ses problèmes oculaires et ses angines à répétition, est un homme plein de vie, plein d'ardeur. Il retourne en Espagne, séduit par les corridas, les airs de guitare, et la flambée anarchiste. Il passe des étés à Antibes chez les amis Murphy. Il rend visite à Germane dans son château du Plessis à Brains près de Nantes. Il se baigne dans toutes les mers, même la Caspienne à laquelle il trouve mauvais goût. Il fait du bateau en Méditerranée ou en Nouvelle-Angleterre à Nantucket. Il pêche en Floride avec Hemingway.
L'étudiant qui a étudié à Harvard l'histoire de l'art, la peinture et l'architecture, est évidemment « saisi par une admiration pour le Baroque » en visitant Rome. L'Italie lui réserve d'autres joies : « Je me traîne seul avec les pieds mouillés à travers la Toscane à la recherche des fresque de Piero della Francesca et Paulo Uccello qui sont — trompettes, tambours, hautbois ! — les plus braves gars qui ont jamais mis gesso sur un mur. Aujourd'hui tout est plein de processions à Sienne, on promene des drapeaux mouillés au son enrhumé des fanfares. Aussi il y a une vierge qui fait son petit outing annuelle et il pleut... »
La fin de l'année 1926 le trouve au Mexique : « Les cigares ici sont delicieux et bon marché et je me nicotinize journellement ». Surtout il y retrouve comme un écho inattendu de l'Italie. « Me voici au pays des fleurs des volcans des revolutions et des iguanas. C'est tres amusant (…) Je n’avait pas d’idée que le pays était si intérestant ; dans les marchés on voit des types d’indiens magnifiques. Mais ici tout est abracadabrant. Il y a même de la peinture, de la peinture magnifique sur les bâtiments publiques. Il se passe ici une petite renaissance, c’est fantastique, Diego Rivera, Orozco, Montenegro, tout des choses extraordinaires. C’est comme Florence au temps de Paulo Ucello. Pensez des gens de nos jours qui travaillent des pans de mur de trente metres de longueur, et veritable peinture a la fraîche. »
Dos Passos ne l'informe pas que de ses impressions de voyage. Il la tient au courant de sa vie d'écrivain, de ses déboires avec les éditeurs, de ses doutes ou de ses moments de grâce. « Si les dieux sont propices dans les mois qui viennent je gâterai enormement de papier blanc ». Ou au contraire : « Mon malheureux roman marche comme toujours à pas d’escargot. » Bientôt il voit le bout du tunnel : « Mon roman est presque fini. » C'est Manhattan Transfer. « J'ai peur qu'il ne soit plus longue que la sainte bible. Et apres —j'ai l'idée de passer une année sans écrire. C'est trop vilain de s'écrivainizer completement. La grande question comme toujours c'est où trouver les shekels. » Car le théâtre ne lui a pas réussi : « Ma pièce était un four... Depuis j'ai été occupé à arranger des articles sur l'orient qui vont paraître sous le titre de Orient-Express ». La correspondance lève un coin du voile sur ses lectures. Un jour au Maroc : « Je suis en train de lire le journal d'Isabelle Eberhardt... » Ce recueil de correspondances permet de connaître certains de ses auteurs favoris, par exemple Casanova, Proust, Rabelais, Tchékov, et Flaubert aussi, pour sa correspondance. Il conseille à Germaine certains titres : “Tristram Shandy” ou encore “Walden”. Mais il n'aime pas Loti, trop sentimental.
Pour un écrivain engagé —disons à partir de 1926-27 quand il s'est intéressé à l'affaire Sacco et Vanzetti—, le voyage en Russie devait constituer un “must”. Il rejoint Leningrad à l'été 1928 juste avant la mise au pas stalinienne et profite des spectacles à Moscou où il apprécie le théâtre populaire qu'on joue « dans les clubs ouvriers », et le jeune cinéma soviétique. « Quoique personne ait de l'argent, on vous traite d'une hospitalité extraordinaire ». Mais pas un mot des questions du socialisme — ça n'est pas la tasse de thé de Germaine. Refaisant le chemin d'Alexandre Dumas, il descend la Volga jusqu'à Astrakhan et part explorer le Caucase. « Nous avons traversé Daghestan à cheval, et jamais on a rien trouver à manger que du pain noir et du fromage et dans les villages tres éloignés il n’y avait pas de pain, seulement un espèce de gateau fait avec le maiz, aussi dur que les rochers où on a attaché lé malheureux Prometheus. Mais les gens étaient très intéressants et les villages comme dans l’epoque des haches de pierre. »
On dirait bien que ce voyage en Russie a davantage marqué l'écrivain que tous les autres. « Mes quatre mois en Russie ont été toute une université — je me sens revitalizé dans un bain d'energie... mais je ne vais pas vous faire de la propagande. » Encore une preuve : « Apres les russes tout les gens que je vois ont l'air d'être fabriqués en serie de vieux papiers à journau.» Naturellement, cela se paie : « L'effort d'apprendre l'affreuse, sonore, majestueuse et inabordable langue russe m'a fait tout oublié — français, espagnole, anglais — sans, naturellement, apprendre le Russe ».
Je l'avoue, je ne suis pas un grand lecteur de correspondances d'écrivains. Pourtant je recommande cet ouvrage qui donne à voir un Dos Passos qu'on n'imaginerait pas à la lecture de ses romans les plus célèbres.
• John Dos Passos. Lettres à Germaine Lucas-Championnière. Gallimard, 2007, 275 pages.