Un village au Nord du Nigeria, Keti. Une famille, les Lamang. Une histoire de jumeaux, Mamo et LaMamo nés d'une mère qui perdit la vie en les mettant au monde, et d'un père peu aimant. En Afrique comme ailleurs, les jumeaux sont souvent l'objet de croyances et de superstitions. À Keti, ce village sans doute fictif du Nord du Nigeria où est né l'auteur, l'usage était de les éliminer par précaution. L'affaire se réglait sur une colline en marge de la bourgade. Les choses changèrent avec l'arrivée du pasteur Drinkwater ; il détruisit les idoles et édifia la première église sur cet emplacement vers 1920. Nés en 1963, les jumeaux Mamo et LaMamo n'eurent donc pas à craindre la malédiction passée. Simplement, le romancier en fait deux êtres d'emblée très différents l'un de l'autre, l'un extraverti et tourné vers l'action : LaMamo, l'autre introverti et attiré par la réflexion : Mamo. Élevés par une tante, ils ne se retrouvent bientôt d'accord que sur deux objectifs : haïr leur père et devenir célèbres en allant faire la guerre comme l'oncle Haruna vétéran du conflit du Biafra. L'intrigue repose donc principalement sur l'opposition de deux caractères, de deux biographies. En même temps, comme Mamo devenu adulte projette la biographie de divers habitants de son village et de son entourage, le romancier élargit son sujet au Nigeria de l'époque coloniale à l'année 1994 qui achève le récit — mais sans sacrifier au roman historique ni à la saga de plusieurs générations. Ainsi le lecteur peut-il prendre « la mesure du temps » aussi bien que Mamo qui est la figure centrale.
Ce n'est pas sans raison qu'il est fait référence aux Vies parallèles de Plutarque puisque les jumeaux mènent leurs vies loin l'un de l'autre — avant qu'elles ne se rejoignent dans les épisodes tragiques de la fin du récit, après plus de quinze années de séparation. La maladie de Mamo l'a empêché de suivre son frère, quand, à quatorze ans, ils ont décidé de fuguer. De rares lettres rendent compte de ses aventures : LaMamo rejoint une rébellion au Tchad, passe en Libye, au Mali et fait la guerre en mercenaire au Liberia. Il y perd un œil mais sauve la jolie Bintou des griffes d'un chef de guerre avant de rejoindre MSF.
Mamo, en revanche, s'éloigne peu de son village. Il s'intéresse à la pièce de théâtre que l'on joue par tradition à Noël devant l'église ; à quatorze ans il l'a retranscrite et il en garde un goût pour les lettres que Zara l'aide ensuite à développer. Après de brèves études en histoire, écourtées par son anémie, il donne quelques cours au collège privé que dirige son oncle Iliya. Il devient l'historiographe du « mai », le chef coutumier du village, et découvre que les décisions n'appartiennent qu'au « waziri » —son vizir— tout puissant et corrompu. Il a surtout le projet de multiplier les biographies des gens de son entourage et des gens du village.
Opportunément, Helon Habila a réuni une foule de personnages autour de Mamo. D'abord Lamang, le père : commerçant en bétail puis homme politique dévoré d'ambition au point d'en oublier ses fils. Puis deux oncles du côté paternel, Haruna revenu au village fou amnésique et suicidaire sept ans après la fin de la guerre du Biafra, Iliya fier de son école privée que le gouvernement veut fermer parce qu'il n'entre pas dans le moule des règlements ; ils font écho aux engagements des jumeaux : la guerre, les lettres. Le cousin Asabar est un alcoolique et un drogué qui s'engage en politique aux côté de Lamang père et croit gagner les élections par le bourrage des urnes et n'y gagne que de finir infirme. Le tante Marina a élevé les jumeaux et reste auprès d'eux jusqu'à la fin de l'histoire : mère de substitution, elle est ainsi leur première consolatrice. Mamo découvre l'amour dans les bras de Zara : mais c'est une affaire compliquée. Zara a épousé un militaire qui l'a trompée mais qui garde leur enfant malgré une action en justice. Elle s'engage ensuite dans l'action humanitaire en Afrique du Sud ; contracte un mariage blanc et revient désespérée, loin de penser que Mamo tient toujours à elle. Tout comme l'oncle Iliya était revenu de Birmanie où l'armée britannique l'avait expédié en 1942 : « C'est là que j'ai perdu ma jeunesse, ma foi et mon idéalisme ».
Dans un second cercle, le roman —et avec le roman les biographies projetées par Mamo— s'élargit aux filles du missionnaire Nathan Drinkwater et au souvenir de cet officier britannique, Graves, qui avant 1900 était passé du commerce d'ivoire à l'administration coloniale. C'est lui qui avait mis en place un nouveau chef coutumier, par un coup de force qui se répercute en querelle politique jusqu'à la nouvelle crise de succession que devine Mamo. Car, au-delà de ces personnages, il y a le village, le Nigeria des Etats du nord, où chrétiens et musulmans cohabitent jusqu'à ce que la sécheresse croissante ne ruine les cultures et n'envenime leurs relations. « Les musulmans […] ils n'avaient jamais été assimilés et conservaient leur religion et leurs traditions haoussas. » La corruption du pouvoir local est découverte : les puits ne sont pas creusés, l'argent de la souscription est détourné au profit des chefs de village. Les vaines prières pour la pluie dégénèrent en affrontement religieux et ethnique. Églises et mosquées sont incendiées. C'est dans ce contexte que LaMamo revient...
Ce roman souvent désenchanté est passionnant. C'est le second d'un auteur nigérian dont on vient de traduire en 2014 Oil on water (Du pétrole sur l'eau, Actes Sud) où des journalistes enquêtent dans le delta du Niger souillé par le pétrole et la corruption. Son premier roman En attendant un ange traitait de la dictature d'Abacha. L'auteur vit actuellement aux États-Unis.
• Helon Habila. La Mesure du temps. Traduit par Élise Argaud. Actes Sud, 2008, 465 pages.