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Dans la nuit caraïbe, et les passions débridées du carnaval, le jeune Carl découvre la sexualité et s'encanaille dans les bas-fonds de Port-au-Prince, loin de la sévérité affichée de son père. Le narrateur, Carl Vausier, devenu à son tour journaliste et écrivain, revient sur son adolescence et évoque un concours pour lycéens quand sous le pseudo de Furet il écrivait à sa correspondante Cœur-qui-Saigne. À la fin du jeu, leur rencontre officielle tourna court et Furet perdit de vue la belle Cœur-qui-Saigne affligée par la mort de sa sœur. Une douzaine d'années plus tard, lors d'une cérémonie vaudou, Carl retrouve cette fille restée présente dans ses pensées avec « son parfum d'ylang-ylang » qui l'accompagnait toujours. Vivre avec elle quelques mois d'une passion tragique constitue la seconde partie de ce roman de formation.

 

Jalousie, bidonville de Pétion-Ville, cache une fresque remarquée, « vitrine d'un monde magique ». C'est là que Chantal a un jour donné rendez-vous à Carl, un lieu retiré où les sbires du colonel Pierre-L'Ange pourraient ne pas s'aventurer. Pierre-L'Ange a été le fiancé de la sœur de Cœur-qui-Saigne ; elle s'est suicidée de dépit quand le bel officier eut une autre maîtresse, toutefois en mourant elle a chargé Cœur-qui-Saigne de la remplacer auprès de lui. Prête à partager la vie du très jaloux Pierre-L'Ange, à moins qu'elle ne lui fasse payer cher la perte de sa sœur, Chantal est devenue amoureuse de Carl. La situation est bloquée...

 

À coté de l'histoire d'amour, qui tient de l'universel, il y a le contexte haïtien. Le roman, comme beaucoup de ce qui s'enracine dans Haïti, évoque les dictateurs Duvalier sans les nommer, mais « Président éternel » suffit à faire penser à Baby Doc et à ses tontons macoutes redoutés du jeune Carl, tandis qu'un prêtre qui serait leur successeur subjugue la foule des bidonvilles par ses « harangues belliqueuses ». Le régime est incapable de faire fonctionner les hôpitaux correctement ; c'est ce que découvre le narrateur quand il doit conduire son père aux urgences : la mort le frappe à 333 mètres du bureau présidentiel, la moitié du signe du Diable, comptée et recomptée par le narrateur en plein milieu de la circulation et des embouteillages, quitte à passer pour un dingue... Pour la couleur locale, il y a aussi les dieux vaudous, les lwa, et des cérémonies impressionnantes comme celle qui remit Cœur-qui-Saigne et Furet face à face pour donner une seconde chance à leur relation.

 

« L'invitation de Jean-Christophe n'était pas ordinaire. Il me proposait de l'accompagner à une cérémonie de chanpwèl, une société secrète à la réputation sulfureuse. On prêtait aux membres de cette confrérie de puissants pouvoirs, comme ceux de se transformer en l'animal de leur choix, de voler dans les airs, et de se téléporter d'un point à un autre en une fraction de seconde. On prétendait que cette confrérie contrôlait certaines parties du territoire national où il fallait un laissez-passer pour circuler de nuit. Quand les chanpwèl défilaient dans le noir, chantant et dansant, on conseillait aux mères de surveiller leurs nouveau-nés en récitant des prières appropriées si elles ne voulaient pas qu'une fièvre soudaine emporte l'enfant.»

 

Enfin, l'intérêt de ce roman est aussi dans la part d'autobiographie, l'analyse des relations père-fils et les origines d'une carrière littéraire. La vocation de l'écrivain naît des lectures d'enfance et d'un lieu : la bibliothèque interdite de son père, où il n'y a pas de roman. La précocité littéraire de Carl lui permet d'inventer l'intrigue des romans qu'il commence dans une autre bibliothèque, tenue par des religieux, à l'instigation de son père soucieux d'éloigner son fils des mauvaises fréquentations dans les bas-fonds de la ville. Impressionné par les dons de son fils, ce père veut qu'il bénéficie de conseils avisés. Ironie du sort, il l'invite à fréquenter un homme cultivé et amateur des lettres sans se soucier des rumeurs qui circulent sur les mœurs de ce Mr Paisible ; il n'y verra clair qu'au cours des obsèques de son ami lettré.

 

On voit qu'il est beaucoup question de sexe dans ce roman haïtien, à la fois par ce que vit le narrateur et par ce qu'il rêve. Aux récits oniriques faits par des prostituées de bas étage répondent les songes et les cauchemars du jeune Carl puis du narrateur adulte. Le tout est magnifié par une langue très belle, très classique, sans tournures venant du créole.

 

• Gary Victor. Maudite éducation. Éditions Philippe Rey, 2012, 286 pages. Repris en Points.

 

• Décor mural de Patrick Vilaire à Pétion-Ville, quartier Jalousie. 2007.

• Décor mural de Patrick Vilaire à Pétion-Ville, quartier Jalousie. 2007.

Tag(s) : #HAÏTI, #ANTILLES - CARAIBES, #LITTERATURE FRANÇAISE
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