L’anthropologue Dounia Bouzar a recueilli depuis janvier dernier les propos des « mères orphelines », dont les enfants sont partis en Syrie. Toutes sont en arrêt maladie et le groupe de parole les aide à survivre. L’auteure bâtit une fiction dramatique autour de Sophie, professeur d’histoire à l’université et de son mari Philippe, psychanalyste, dont la fille, Adèle, seize ans, s’est enfuie. Ils rencontrent d’autres mères ; ainsi se croisent des témoignages émouvants et tragiques. Le fils de Nicole est décédé au combat, Nathalie a retrouvé sa fille délabrée psychiquement, Samy a tenté deux fois de ramener son frère, en vain…
D. Bouzar révèle la gravité et l’ampleur de ce mouvement. C’est surtout via les sites Internet et Facebook que les radicaux djihadistes recrutent garçons comme filles, de tous milieux sociaux, de famille athée, juive, chrétienne ou musulmane. La plupart de ces jeunes —surtout entre 16 et 21 ans— étaient de bons élèves et des enfants aimants. Mais l’adolescence est parfois synonyme de rébellion face aux injustices et aux tragédies du monde. Parfois aussi, comme l’explique Nadia la psychologue, la mort d’un ami ou d’un proche fragilise certains. Les raisons sont multiples ; ce qui est sûr c’est que ces jeunes croient au prétexte humanitaire : aller soigner les enfants syriens. D’autant que dans ses vidéos Abu Oumma, le chef du groupe extrémiste Al-Nosra, sait les convaincre : toutes les injustices contre les faibles sont le fait du complot des forces du mal : elles ont provoqué la colère de Dieu et la fin du monde approche. Les jeunes doivent se sacrifier pour sauver de l’enfer ceux qu’ils aiment et avoir confiance en Allah. Souvent idéalistes et influençables, ils se croient « choisis, élus ». Ils subissent en fait un endoctrinement et une « anesthésie affective » de type sectaire : rupture de la filiation familiale, séduction, dépersonnalisation et construction d’une nouvelle identité. Peu à peu les jeunes tombent en état hypnotique. Même si Al-Nosra permet aux filles d’appeler leurs parents, leur voix est celle d’un robot récitant ; ainsi d’Adèle, renommée Oum Hawwa : « Je ne suis plus ta fille, j’appartiens à Allah. Jamais je ne reviendrai sur cette terre de mécréants » conclut-elle, et se dit « soulagée, protégée ». Il existe certes des « indicateurs de rupture » qui doivent alerter les familles : quand l’adolescent change d’amis, renonce à ses loisirs, cesse d’aller en cours, refuse la nourriture, la musique, le parfum. Mais il est souvent trop tard car ces jeunes savent dissimuler.
Selon D. Bouzar, deux groupes djihadistes recrutent : Jabhat al-Nosra des filles , et l’E.I., beaucoup plus sanguinaire, des garçons délinquants, pleins de haine, qui se cherchent des limites. D’autres étaient étudiants en médecine ou à Sciences–Po : ils s’identifient, par exemple, au chevalier d’un jeu vidéo et partent tuer les infidèles comme au temps des croisades. Ces deux filières soit s’allient, soit s’entretuent, mais leurs idéologies se ressemblent. Dans le Coran, le djihad c’est un effort du croyant pour pratiquer bienveillance et générosité : c’est une guerre contre soi-même et non contre autrui. Un proche de Ben Laden en a fait une obligation individuelle de se défendre, alors que seul le gouvernement peut décider de la légitime défense s’il est attaqué. Zawahiri a exhorté à faire le djihad pour exterminer aussi bien les mécréants —les koufars— des autres religions que les « mauvais musulmans », non intégristes. À la purification interne, celles des musulmans, doit succéder l’externe, celle du monde entier. Al-Nosra et l’E.I. s’estiment les seuls « Véridiques » chargés de réinstaurer le califat aboli il y a un siècle.
Les parents désespérés vendent parfois leurs biens pour aller chercher leurs enfants, souvent en vain et au péril de leur vie car le Ministère des Affaires Étrangères ne leur assure aucune protection. Dounia Bouzar dénonce l’inertie des pouvoirs publics. La seule avancée à ce jour est la mise en place d’un numéro vert : l’appel rassure les familles mais ne ramène pas les enfants ! Comme on a supprimé l’autorisation parentale de sortie du territoire pour les mineurs, la police considère qu’ils partent de leur plein gré : simple fugue ! Les autorités ne les reconnaissent pas comme victimes car ils n’ont pas porté plainte ! Comment, en état de manipulation mentale, peuvent-ils avoir conscience d’être des victimes ? Ceux qui reviennent sont placés sous contrôle judiciaire et tous « présumés terroristes » : la police veut obtenir des renseignements, savoir si certains ne vont pas constituer des cellules dormantes et fomenter des attentats, surtout si apparaît sur Facebook leur photo en porteur d’une kalachnikov ! Que ces jeunes y aient été contraints ne les émeut pas : ils cherchent des preuves...
D. Bouzar alerte autant les parents et les pouvoirs publics, que les juges et les psychanalystes : aucun n’est formé pour affronter la situation. Elle met aussi en garde l’opinion contre la confusion entre radicalisme et islam ; enfin il ne faut pas croire que les « candidats au djihad » ne soient que de confession musulmane : n’importe quel jeune peut le devenir.
Quand l’auteure fait prendre conscience à de jeunes lycéennes revenues de Syrie de la souffrance qu’elles ont infligée à leurs parents, elle ne manque pas de leur rappeler la parole du Prophète dont la sagesse vaut pour tous : « Le Paradis est au pied des Mères » ; quiconque fait, symboliquement, pleurer sa mère, devra en subir les conséquences...
• Dounia Bouzar. Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer. - Les Éditions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine, 2014, 174 pages.