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La chute de Rome est-elle bien un sujet rebattu dont on saurait tout ? L'essai polémique de l'historien anglais Bryan Ward-Perkins (Université d'Oxford) relance le débat et joue sur deux tableaux. D'une part “la chute de Rome” au sens où en 476 est déposé —à Ravenne— un dernier empereur romain d'Occident à la suite de la spirale infernale des invasions et des guerres civiles. D'autre part la “fin d'une civilisation” au sens où le niveau de complexité de la civilisation matérielle du monde romain s'est effondré dès 400 après J.-C. D'abord en (Grande) Bretagne, puis dans les provinces plus méridionales entre Ve et VIIIe siècles.

Parce qu'elle se fonde principalement sur des sources écrites, la 1ère partie risque —à tort— de paraître très convenue à de nombreux lecteurs. En fait, Ward-Perkins y combat le concept relativement récent d'Antiquité tardive synonyme de douce transition vers les temps médiévaux à compter de la crise du IIIe siècle selon l'historien du christianisme antique qu'est Peter Brown. A contrario, Ward-Perkins rappelle que l'Empire a fonctionné correctement jusqu'en 400 dans sa partie occidentale c'est-à-dire jusqu'à la vague des invasions germaniques franchissant Rhin et Danube. Pourtant, c'est l'Empire d'Orient qui avait failli s'effondrer en 378 avec la catastrophe militaire d'Andrinople où l'empereur Valens perdit la vie, obligeant l'Occident à aider militairement la Constantinople de Théodose. Ward-Perkins s'attache à démontrer qu'à partir de cette date de 400, malgré des temps de rémission (comme les années 420), l'engrenage des invasions, des guerres civiles et parfois d'autres facteurs amena le pouvoir impérial à s'effondrer faute de moyens financiers. Les tributs, les pillages, les exactions traumatisèrent les populations et ruinèrent les provinces occidentales, or l'armée romaine était une armée de métier, efficace à la condition d'être payée, et donc onéreuse. Or, l'argent vint à manquer. Les chefs barbares n'avaient pas cherché à ruiner l'Empire mais leurs actions l'avaient désorganisé. La prise de Carthage par les Vandales en 439, dix ans après le franchissement du détroit de Gibraltar, sonna la fin du système : c'était la dernière grande province riche qui pouvait soutenir Rome à la fois financièrement et via l'annone. On ne s'étonnera donc pas que Justinien ait eu comme ambition de reconquérir le royaume africain des Vandales, ce fut fait en 533 — au profit de l'Empire d'Orient désormais appelé byzantin. Cet empire, qui avait préservé ses ressources d'Egypte et de Syrie, connut la prospérité aux VI-VIIè siècles. Dans l'ancien Empire d'Occident, les royaumes barbares n'établirent pas de paix durable comme l'avait été la pax romana, l'intégration des peuples germaniques à la société autochtone fut extrêmement lente ; ils conservèrent longtemps leur langue, leur religion (l'arianisme) et vécurent à part, convaincus de leur supériorité qu'exprimait le « prix du sang ». À la longue, les Francs ne devinrent pas des Gallo-Romains, ce sont les Gallo-Romains qui devinrent des Francs.

La seconde partie est évidemment plus originale et passionnante : Ward-Perkins se fonde principalement sur l'archéologie pour démontrer que la prétendue Antiquité tardive, loin de constituer un gentil déclin pas trop désagréable, cache dans les provinces occidentales un effondrement du niveau de complexité de la civilisation matérielle et donc de la vie quotidienne des habitants — dont le nombre s'est fortement réduit— c'est ce qu'il qualifie de « disparition du bien-être ». Les chantiers de fouilles ont montré qu'à cette époque la tuile romaine a disparu des toits au profit du chaume, que les poteries de la vie courante se font rares et grossières, que la petite monnaie de cuivre n'est presque plus présente faute de transactions à effectuer. « Comme pour la poterie de bonne qualité, les tuiles, je le soupçonne, ne redevinrent banales que dans l'Italie médiévale tardive ». Et ce phénomène fut plus brutal en (Grande) Bretagne qu'ailleurs sur le continent. Les régions qui avaient été les moins ruinées, comme le sud-est de l'Espagne, l'ex-Africa romaine ou la Sicile, resteront des régions développées sous l'empire musulman.

Ward-Perkins insiste sur la chute des échanges commerciaux qui suivit les grandes invasions. La disparition de l'armée romaine explique une grande partie de cette rétraction des flux marchands car l'approvisionnement de l'armée reposait sur des fabriques spécialisées, dispersées à travers l'Empire, qui cessèrent bientôt leur activité. « Le nord de l'Italie, par exemple, accueillait des fabricae dédiées aux vêtements de laine, à Milan et Aquilée ; d'autres s'étaient spécialisées dans le lin à Ravenne. On fabriquait des boucliers à Crémone et Vérone ; des armures à Mantoue ; des arcs à Pavie et, enfin, des flèches à Concordia ». Bien évidemment tout ce chambardement s'accompagna du grand recul de la pratique de l'écriture et de la lecture qui affecta même un peu l'Orient puisqu'à la faveur du coup d'état militaire de 538 un analphabète accéda au trône : Justin Ier ! Quant au professeur d'Oxford, il constate que les stylets avaient disparu des sites post-romains fouillés dans son île...

En bref, une vaste étendue de la future Europe vécut un retour précipité à l'âge du bronze. Pour mesurer l'ampleur de cet effondrement —et je pense au titre de l'essai de Jared Diamond en écrivant cela— encore faut-il s'intéresser à l'économie, à la société, à la technique. L'auteur semble considérer que les historiens de l'Europe du nord ont du mal à accepter l'idée que leurs ancêtres aient pu être des barbares et que les universités américaines poussent les chercheurs à s'occuper du monde des saints et des anges plutôt que de civilisation matérielle des V-VIIè siècles ! Pourtant, concède l'historien anglais, « encore vierge d'approximations délirantes, le concept d'Antiquité tardive présente l'avantage, d'aborder le monde gréco-romain comme un tout » favorisant « une vision large [qui] manque souvent à l'étude du Moyen-Âge. » Une lecture stimulante.

Bryan Ward-Perkins. La chute de Rome. Fin d'une civilisation. Traduit par Frédéric Joly. Alma éditeur, 2014, 361 pages. Avec quelques documents en couleurs et une bibliographie qui ne se limite pas à la littérature en anglais.

 

Note de mai 2019. Pour une tout autre interprétation, voir  : Kyle Harper, Comment l'Empire s'est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome. Traduit de l'anglais (E.U.) par Ph. Pignarre. La Découverte, 2018, 543 pages. Compte-rendu  dans le n° de mai 2019 de la revue "Critique" par Ph. Roger. 

 

Tag(s) : #ANTIQUITE, #HISTOIRE GENERALE, #ROME
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