“The Paper Men” (1984). C'est l'affrontement entre un auteur célèbre anglais et un universitaire américain qui désire devenir son « biographe officiel ». La mésentente entre les deux hommes aux accents différents est manifeste dès le début et conduit l'auteur célèbre à se jouer de l'autre de manière moqueuse, inélégante et même méchante, à se livrer à des pitreries et des provocations. Des années durant, l'écrivain Wilfred Barclay ne cesse de faire poireauter le professeur Rick L. Tucker au gré de leurs rencontres à travers le monde. Le chercheur espère obtenir par contrat l'exclusivité des documents de l'auteur, en possession de son épouse divorcée. Comme s'il avait beaucoup de choses à cacher, l'écrivain anglais refuse obstinément de devenir le sujet d'études de l'américain tant et si bien qu'il entreprend de rédiger son autobiographie burlesque et de la lui livrer après avoir détruit ses archives personnelles. Quand le roman se termine, l'auteur est encore en train de mettre la dernière touche à son récit...
Un an après avoir reçu le Prix Nobel, l'auteur de ce roman aux aspects trash et clownesques a pu décevoir sinon choquer des lecteurs et des critiques bon chic bon genre. Je n'exagère pas en écrivant “trash” puisqu'au premier chapitre les deux hommes s'affrontent autour d'une poubelle, pour quelques fragment de correspondance portant signature d'une certaine Lucinda, épisode qui conduit au divorce de l'auteur. J'écris aussi “clownesque” sans hésiter car Golding-Barclay utilise deux ou trois fois l'expression par autodérision pour qualifier son comportement. Dans son souci d'humilier l'américain, l'écrivain anglais se recule pas devant un certain sadisme, forçant l'universitaire à se mettre à quatre pattes pour laper du vin dans une soucoupe et aboyer : ouah-ouah ! Le biographe est devenu son chien ! On est en droit de se demander, en dépit des conventions littéraires, s'il n'y a pas là un petit peu trace de mauvaises relations entre William Golding et les universitaires ou les journalistes. Sa suspicion envers eux est indéniable. Barclay affirme publier sans la relire une œuvre écrite en Italie et Golding tombé dans le collimateur des critiques organise sa défense en réaffirmant la spontanéité de sa création.
De son côté, Rick L. Turner n'est pas vraiment blanc-blanc. Lors d'une excursion en montagne il laisse croire à l'écrivain qu'il l'a sauvé de la chute dans un précipice alors que c'est le brouillard qui faisait croire à l'existence du vide. Lors du même séjour il envoie sa femme Mary Lou — si désirable — en guise d'appât pour tenter d'amener Barclay à signer le fameux contrat tant escompté ; mais, pour une fois, l'anglais sait se (re)tenir. Et puis Rick Turner n'est qu'un pion téléguidé par le banquier milliardaire Halliday qui finance ses recherches sur le grand écrivain.
Barclay est, en fait, un pur cliché d'écrivain autodidacte du XX° siècle : à la fois ours mal léché et monstre sacré, le grand écrivain est issu non de l'université mais d'une écurie et d'un guichet de banque. Il écrit à la machine. Il est alcoolique —on compte les bouteilles vides dès le premier chapitre. Il écrit des romans à succès dont le cinéma s'empare. Il donne des conférences. Il a un caractère de cochon. Il a divorcé et s'est fâché avec sa fille « courtaude et renfrognée ». Il voyage et séjourne en Italie et en Suisse mais se moque des monuments et des paysages qui attirent les touristes. « De toutes façons les paysages magnifiques n'inspirent pas forcément les écrivains et les peintres. Ils leur donnent tout simplement une excuse pour ne rien faire ». Séjournant à Rome, « une ville couleur de fumier », il n'en apprécie pas le patrimoine artistique — « comme vous le voyez je n'ai aucun goût » — et ironise sur la « Piazza machin, avec la fontaine dans le petit bateau ».
Je m'attendais à trouver dans ces “Hommes de papier” de nombreuses discussions érudites des deux hommes sur la littérature anglo-américaine. Certes il s'en trouve des allusions, assez maigres ; la richesse est ailleurs, particulièrement dans la croyance de Golding-Barclay en l'impossibilité d'un discours authentique s'il vient des « fichus médias » ou de la critique universitaire : « On me présenta même une femme, mais c'était une universitaire d'un naturel sérieux et structuraliste de surcroît. Juste ciel... ». On lira cet étrange bouquin pour sa liberté de ton et pour son style alcoolisé. À consommer sans modération. Encore faut-il en trouver un exemplaire !
• William Golding. Les Hommes de papier. Traduit par Marie-Lise Marlière. Gallimard, 1986, 238 pages.