Se plonger dans l'histoire des marranes c'est parcourir cinq siècles d'histoire de la péninsule ibérique, et suivre leur diaspora à travers l'Europe et le Nouveau Monde. C'est surtout s'intéresser à la plus longue persécution qu'ait connu l'Europe. Cecil Roth qui a été professeur à l'université d'Oxford a produit au début du XX° siècle cette “Histoire des Marranes” —d'une facture assez traditionnelle— que l'éditeur Liani Levi a sorti de l'oubli en 1990 (2002 pour l'édition de poche). Depuis la première édition anglaise de 1932, une multitude de travaux ont revisité ce sujet : dans la bibliographie en français, je me bornerai à citer le gros travail collectif dirigé par Bartolomé Bennassar (1979) sur “L'Inquisition espagnole” et plus récemment “Destins marranes” de Daniel Lindenberg (1997). Voyons comment s'organise ce classique anglais en feuilletant les chapitres successifs. Je laisserai de côté les nombreux exemples fournis par l'auteur pour souligner seulement quelques contenus remarquables.
Les débuts du marranisme.
Les Juifs espagnols, souvent intégrés à l'élite sociale, furent victimes de la Reconquista et par exemple en 1391 la juderia de Séville fut mise à sac : 4 000 morts. Ces exactions étaient encouragées par des exaltés comme le dominicain Vincent Ferrier tandis que grondait le parti de l'expulsion des Juifs. Convertis de force ou par intérêt, les « conversos » ou « nouveaux chrétiens » furent appelés « marranes » (c'est—à-dire cochons) du fait de l'interdit alimentaire qu'ils continuaient de respecter.
L'établissement de l'Inquisition.
Alors que la minorité nouvelle des nouveaux chrétiens avait conquis une position sociale souvent enviable, l'accusation de judaïser se développa contre eux. Isabelle la Catholique obtint une bulle du pape Sixte V en 1478 afin de sévir contre ces hérétiques. L'Inquisition démarra ainsi ses activités en 1480 et le 6 février suivant six hommes et une femme furent brûlés vifs, dont le riche marchand Diego de Susan. L'Inquisition commença déjà à bâtir une immense fortune en confisquant les biens de ses victimes. Après avoir pris Grenade, les souverains espagnols décrétèrent l'expulsion des Juifs le 30 mars 1492. Vu ce qui s'était passé, il était plus sûr pour eux de s'exiler, vers l'Italie ou l'Empire ottoman, que de se faire baptiser.
La conversion générale au Portugal
Elle est la décision en 1497 d'un roi plus fanatique que son Eglise ne l'était jusque là. Théoriquement, on avait accordé aux marranes un délai de vingt ans pour se conformer pleinement à la religion catholique. A la suite du séisme qui toucha Lisbonne en 1531, le roi Jean III se laissa convaincre d'établir une Inquisition dans son pays puisque la colère divine, selon ses conseillers et la rumeur populaire, s'exprimait contre les nouveaux chrétiens. En même temps il leur était interdit de quitter le pays. Un premier autodafé eut lieu à Lisbonne en 1540.
L'âge d'or de l'Inquisition.
(Si l'on peut parler d'âge d'or !) Du XVI° au XVIII° siècle l'Inquisition sévit dans toute la péninsule ibérique, faisant ses victimes dans toutes les couches de la société, particulièrement dans le grand commerce et la banque et parmi les médecins, même les plus renommés. Malgré diverses protestations des Cortes, l'Inquisition triompha depuis Charles Quint (1516-1556) jusqu'à Philippe IV (1621-1665). Le domaine de l'Inquisition s'est trouvé élargi avec l 'interdiction de l'islam en 1525 et la répression des « alumbrados » (protestants et/ou mystiques) sans oublier des délits mineurs comme la bigamie et la sorcellerie. Néanmoins : « Parmi tous ceux qui tombaient sous la juridiction de l'Inquisition espagnole, les marranes étaient ceux que l'on pourchassait avec le plus de férocité ». Au cours du XVII° siècle, « les autodafés portugais dépassèrent en ampleur ceux d'Espagne et avaient pour victimes surtout des Juifs. » L'émigration vers l'exil fut soumise à de nombreuses variations, interdictions et autorisations se succédant parfois en réponse à des facteurs politiques extérieurs à la question religieuse.
La procédure inquisitoriale et l'autodafé.
L'Inquisition a été une formidable bureaucratie : « En ce qui concerne le Portugal et ses colonies, les chiffres sont d'une grande précision. Il existe les minutes de près de 40 000 procès jugés par l'Inquisition de ce pays au cours des XVI, XVII et XVIII° siècles ». Dénoncés par des inculpés sous la torture ou dénoncés volontairement par leurs adversaires, les judaïsants ne pouvaient pas se défendre en recourant au moindre avocat. L'instruction et le procès étaient secrets. La « réconciliation » (sic) permettait au condamné d'échapper à la mort, au prix de l'abjuration du judaïsme, de la flagellation en public, du port d'un costume infamant, le « sanbenito », parfois accroché ensuite à l'église paroissiale. Le tribunal condamnait aussi les hommes aux galères et les femmes à servir dans des hôpitaux et des maisons de correction. Les condamnés pouvaient aussi être expédiés aux colonies. Des incapacités professionnelles s'abattaient sur eux et sur leurs descendants, sans compter les fortunes confisquées. En cas de peine de mort, le bûcher ! L'Eglise s'en remet à l'autorité royale (le condamné est « relaxé ») pour exécuter la peine de mort du condamné. S'il ne s'est pas repenti (et fait partie des « negativos ») et s'il a maintenant sa foi judaïque, il est brûlé vif. S'il s'est repenti, on lui accorde d'être d'abord étranglé avant que son corps soit brûlé. Les condamnés qui ont réussi à fuir sont brûlés en effigie. Les sentences des autodafés donnaient lieu à un spectacle populaire. Les souverains souvent y assistèrent.
Martyrs d'une foi.
Sous ce titre l'auteur étudie des cas remarquables de martyrs de l'Inquisition. Ainsi le jeune franciscain portugais Diogo do Assumpção qui voulut se convertir à la loi de Moïse et mourut sur le bûcher à Lisbonne le 3 août 1603. Ou encore ce Baltazar Lopez, riche sellier de la cour, qui s'était installé à Bayonne et qui en 1645 s'aventura en Espagne pour tenter de « persuader quelques-uns de ses frères de revenir au judaïsme » : brûlé à Cuenca le 29 juin 1654.
La religion des marranes.
Privé de leurs racines, les marranes ont pratiqué une religion qui perdait peu à peu ses racines ; les rabbins avaient été éliminés, les synagogues avaient été détruites, il n'y avait plus de cimetières juifs, des prières étaient oubliés, des rites devenaient impossibles. « La tradition la plus persistante était celle de l'allumage des bougies du shabbat ». On décalait de quelques jours Pessah ou Kippour faute de bien manier le calendrier juif. La tradition juive tenait surtout à la mémoire familiale. On la confiait aux garçons à l'âge où ils auraient pu faire leur bar-mitsva. Parfois ces marranes en savaient plus sur le catholicisme auquel on les avait forcés que sur la foi de leurs ancêtres.
La diaspora marrane. Ouvrir en grand les frontières pour purger la péninsule des hérétiques aurait été contraire à la mentalité de ces temps. Exemple du Portugal : l'émigration des marranes est autorisée en 1507 puis interdite en 1521, 1532, 1535, 1547, 1567, 1573, 1580 et 1587. Le Maroc, l'Empire ottoman (Salonique), les Flandres (puis les Pays-Bas), Hambourg, l'Angleterre, plusieurs ports italiens (Livourne) ont vu arriver les réfugiés juifs et marranes. (Pour Venise, voir Riccardo Calimani, Histoire du ghetto de Venise). L'auteur évoque notamment l'histoire de Beatriz de Luna (son nom catholique) qui, veuve du banquier Francisco Mendes-Nasi, quitta avec sa famille Lisbonne pour Anvers (jusqu'en 1549) puis Venise, et devenue Gracia Nasi (ou Nassi) donna sa fille Reyna en mariage à son neveu Joseph Nasi (1524-1579) ; celui-ci s'installa à Istanbul, servit le Sultan, restaura Tibériade et finit duc de Naxos. Souvent mariés dans la péninsule sous le rite catholique, les marranes se faisaient confirmer leur mariage selon le rite juif dans les communautés de la diaspora. En France, les juifs venus d'Espagne et du Portugal s'installèrent surtout à Bordeaux et Bayonne ; ils n'avaient officiellement pas le droit de vivre en France, ils étaient acceptés en tant que « marchands portugais », particulièrement sous le règne éclairé d'Henri IV. On sait que la mère de Montaigne, Antoinette de Lopez était une juive originaire de Calatayud.
La Jérusalem hollandaise.
Si Anvers avait été ouvert aux nouveaux chrétiens dès 1537, leur installation à Amsterdam caractérisa le siècle suivant, et les ashkénazes les rejoignirent après les massacres de Chmielnicki (1648). En 1666, on s'y enthousiasma pour le projet de Sabbataï Tsevi. Amsterdam allait rester un centre de la culture marrane en Europe du Nord jusqu'en 1940.
La colonie anglaise.
Juif britannique et professeur à Oxford, Cecil Roth donne davantage d'éléments d'informations sur Londres comme place marrane. Les Juifs avaient été bannis d'Angleterre en 1290 et leur absence dura au moins deux siècles. Passé 1512, leur communauté grandit et au XVII° siècle cette colonie a pris de l'ampleur. La personnalité la plus connue est alors celle de Menasseh ben Israël. Olivier Cromwell était favorable aux Juifs « à cause de ses conceptions religieuses fondées sur l'Ancien Testament » et Charles II pendant son exil avait été financièrement soutenu par des juifs. La liberté de culte leur fut garantie en 1673 et réitérée en 1685 ; ils étaient traités sur un pied d'égalité juridique avec le reste de la population : une première en Europe. Ceci profita ensuite à l'immigration ashkénaze qui y eut à son tour sa synagogue vers 1720.
Les marranes du Nouveau Monde.
Les érudits ont noté la présence de Juifs dans les expéditions de Christophe Colomb, tel le médecin Bernal. Très vite, les marranes saisirent l'importance de ces terres lointaines pour échapper à l'Inquisition. En fait dès 1519 des inquisiteurs furent envoyés au Mexique d'où un premier bûcher en 1528 pour le conquistador Hernando Alonso. En 1570, un tribunal d'Inquisition indépendant de la métropole fut installé au Pérou et l'année suivante à Mexico. La couronne d'Espagne réussit à ruiner la présence marrane dans les colonies américaines. « La dernière victime brûlée sur le bûcher par l'Inquisition péruvienne fut la belle Ana de Castro, intrigante et réputée judaïsante, livrée aux flammes le 23 décembre 1736 ». L'émigration marrane vers le Brésil comprenait à la fois la déportation de pénitents hérétiques (1548) et l'intérêt économique. L'implantation hollandaise au Brésil s'appuya elle aussi sur des marranes, surtout à Pernambouc (Recife) conquis en 1630. La reprise de Recife par les Portugais (1654) provoqua une nouvelle diaspora juive : Jamaïque, Barbade, Curação, Surinam, et Martinique (d'où ils furent expulsés suite à l'application du Code Noir de 1685). En 1654, la Nouvelle Amsterdam accueillit vingt-trois réfugiés du Brésil...
Quelques personnalités marranes.
Parmi eux, Daniel de Fonseca qui après ses études médicales en France devint médecin du Sultan jusqu'à sa mort en 1730, avant de s'installer à Paris permettant à Voltaire de le considérer comme l'unique philosophe de sa nation ! Autre médecin, Antonio Ribeiro Sanchez, en poste à la cour de Russie de 1731 à 1747 et qui se retira lui aussi à Paris. Si l'expulsion des Juifs n'a pas porté un coup fatal à la grandeur de l'Espagne et du Portugal, au moins faut-il souligner l'ampleur des pertes culturelles qui lui sont dues, sans compter les bouleversements économiques. Par exemple au nord de l'Alentejo, au début du XVIIIe siècle, l'activité du Saint-Office avait provoqué « la désertion de villes entières et la disparition d'industries prospères ».
La littérature des marranes.
Elle s'est développée au XVIe siècle, en Italie (Venise, Ferrare), au XVIIe siècle en Hollande, au XVIIIe siècle à Londres et New York. Des poèmes et sermons à la mémoire des victimes de l'Inquisition étaient imprimés. « Aujourd'hui, conclut Cecil Roth, cette culture d'exil, née dans un environnement raffiné, a disparu. Mais il reste des centaines de volumes, recherchés par les bibliophiles, qui témoignent à la fois de l'intolérance suicidaire de l'Inquisition et du bel instinct de survie de ses victimes. »
Le déclin de l'Inquisition.
Au Portugal, il y eut un coup d'arrêt en 1653-1672 au temps du jésuite Antonio Vieira, et le pape Clément X suspendit en 1674 l'action des tribunaux portugais. Dès 1681, la persécution reprit ; néanmoins en 1704 les enfants de moins de sept ans cessèrent d'être gardés en otages quand des marranes étaient bannis : d'où la rapide croissance des communautés marranes à l'étranger. C'est le marquis de Pombal qui mit fin au système inquisitorial par une série de mesures entre 1768 et 1774. D'ailleurs le grand séisme de 1755 avait déjà détruit le palais de l'Inquisition...
En Espagne, après un paroxysme dans les années 1720-1730, le nombre de procès chuta. Le tribunal de Tolède jugea un dernier cas en 1794. L'Inquisition fut supprimée par Joseph Bonaparte en 1808, décision confirmée par les Cortes en 1813. Après une tentative de restauration par Ferdinand VII, l'abolition définitive vint de la reine mère Marie-Christine le 15 juillet 1834. Mais des pratiques discriminatoires fondées sur la « limpieza de sangre » persistèrent jusqu'à l'interdiction des Cortes en 1860.
En épilogue, l'historien d'Oxford souligne la découverte, à partir de 1910, de communautés villageoises du Tras-os-Montes révélant encore des traces de pratiques judaïsantes, alors qu'en milieu urbain, l'assimilation avait détruit les préjugés à l'égard des descendants des nouveaux chrétiens.
• Cecil ROTH. Histoire des marranes. Traduit de l'anglais par Rosie Pinhas-Delpuech. Liana Levi, collection “piccolo”, 2002, 341 pages.