“The Nice and the Good”, publié en 1968, est l'un des nombreux romans de la fameuse romancière britannique, connue pour avoir intéressé son pays à l'œuvre de Sartre et avoir eu une relation avec Elias Canetti. Le titre de la traduction française essaie sans doute de situer l'œuvre quelque part dans l'existentialisme dont les Français étaient alors si fiers, mais avec la suggestion navrée d'un moyen terme entre l'idéal et le possible pour tout l'ensemble des personnages du roman. Le titre original aussi associe les valeurs et les hommes. Iris Murdoch se livre à la peinture d'un milieu aisé, principalement constitué de hauts-fonctionnaires de Whitehall — le quartier des ministères — et de leurs familles. L'action se déroule à la fois au cœur de Londres et au bord de la mer, à Trescombe House, la villa d'Octavian Grey, le plus important de ces hauts-fonctionnaires. Octavian et son épouse Kate y reçoivent amis et familiers au cœur de l'été le plus chaud qui se puisse trouver au nord du Channel. Sous le microscope de l'écrivain, se découvre un petit monde à la recherche de plaisirs égoïstes, secoué par les conséquences d'un suicide, avant de retrouver à la fin une harmonie pour le moins inattendue.
L'entrée du lecteur dans le roman n'est compliquée qu'en raison de l'assez grand nombre de personnages, comme chez Balzac ou Zola. Dans son séjour balnéaire, Kate Grey, fort jolie femme, est entourée de Mary, une veuve accompagnée de son fils Pierce, de Paula Biranne séparée d'un collègue d'Octavian, venue avec ses jumeaux, Edward et Henrietta, de Theo, frère d'Octavian, revenu des Indes après une affaire mystérieuse, de Willy un ancien déporté de Dachau féru de littérature classique. Barbara, la fille de la maison, est rentrée de son pensionnat en Suisse — ce qui situe assez le niveau social du groupe — et sa jeunesse titille les sens de Pierce. Le week-end, Octavian invite à les rejoindre un ami et collègue du ministère, John Ducane, qui est le personnage central du roman.
Ducane est chargé par Octavian Grey d'une enquête interne au ministère suite au suicide de Radeechy, un personnage aussi bizarre que son nom est curieux. Ducane doit chercher à savoir si des documents liés à la sécurité nationale n'auraient pas fuité dans la presse, comme pourrait le laisser penser le douteux McGrath, maître chanteur au petit pied. Radeechy, veuf depuis peu, s'est-il vraiment suicidé par chagrin ? Et les messes noires qu'il organise — caves obscures, filles nues et calices de sang de pigeon…— cachent-elles quelque dangereuse organisation ? Tandis que Ducane s'évertue à tirer les choses au clair, sa vie privée tangue entre Jessica son amoureuse qu'il peine à quitter, Kate dont les flirts contribuent à réveiller la libido d'Octavian, et l'aguichante Judy McGrath. Pas simple d'être conseiller juridique à Whitehall, même avec une Bentley avec chauffeur.
Dans la villa du bord de mer, la vie n'est pas moins simple. Des couples pourraient se faire ou se défaire. C'est que l'intrigue imaginée par Iris Murdoch est d'une complexité folle, avec des scènes qui se répètent parfois selon un effet de miroir. Par exemple, le départ pour l'Australie de Judy avec le chauffeur de Duncane est en miroir avec le retour d'Eric, l'ex-amant de Paula, qui s'était expatrié dans ce même pays lointain après la dispute dramatique entre elle et son mari. Ou encore : l'expédition de Pierce dans une grotte marine vite obscure et menaçante est le pendant de la descente aux enfers dans les caves de Whitehall sur les lieux des messes noires de Radeechy. Outre la description des tensions psychologiques, l'auteur excelle à nous attirer vers de fausses pistes, comme à nous suggérer des attentes illusoires : il en est ainsi du passé indien de Theo, dont le dévoilement aurait pu fonder d'autres développements, ou de l'exhibitionnisme de Judy et du goût de son mari photographe pour le chantage qui auraient pu faire basculer l'action et perdre tel ou tel personnage, à commencer par le héros principal. Beaucoup ont failli... et puis non... John Ducane, comme un chat qui retombe sur ses pattes, sauve son image. Et tout est bien qui finit bien, pour ne pas citer Shakespeare... Surtout, surtout, ne pas prendre ce roman pour un polar !
• Iris Murdoch. Les demi-justes. Traduit par Lola Tranec. Gallimard, Du Monde entier, 1970, 377 pages.