Ce recueil de dix-sept nouvelles n'a certainement pas été très remarqué à sa sortie en France car c'était en... mai 1968 et les amateurs de fantastique, même surgi de la vie quotidienne, en eurent alors d'autres exemples.
• “Gîtes” consiste en une compilation de textes parus à l'origine dans trois ouvrages différents chez l'éditeur Sudamericana : ainsi “Lettres de maman” figurent dans “Las Armas Secretas” (1959) —mais pas dans mon édition Folio des “Armes secrètes” de 1973... À peine mariés, Laure et Louis, en froid avec leur famille, ont quitté l'Argentine et le quartier de Flores pour Paris alors que Nico, le frère de Louis allait mourir de phtisie. Pourtant des lettres viennent annoncer sa venue en France... Le texte introduit progressivement du fantastique dans le réalisme du quotidien. Typique de la manière de Cortazar.
• “La fanfare”, “Bestiaire”, “Lettre à une amie”, “Les ménades”, “Maison occupée”, “Autobus” et “Céphalée” proviennent de “Bestiario” (1951). “La fanfare” nous emmène au cinéma. Entre les actualités et la projection d'un film, Lucio voit se glisser sur scène une fanfare féminine. Plus tard il découvre « que ce concert n'avait jamais eu lieu ». “Lettres à une amie en voyage” est probablement la nouvelle la plus surréaliste : pour la durée de son absence, l'amie en question a cédé son appartement à un homme qui est affecté d'une originalité, de temps à autre un petit lapin blanc lui sort par la bouche, bien vivant. Comme le miracle est à répétition, des désagréments s'ensuivent. Il y a de quoi devenir fou... Dans “Maison occupée”, initialement publié en revue en 1946, Irène et son frère habitent la grande maison d'une famille dont ils sont les ultimes descendants ; ils en sont progressivement chassés par des intrus dont on ne sait rien, sans rien emporter qu'une clef qu'ils jettent dans une bouche d'égout. Dans “Autobus”, Clara est à peine montée à bord que tous les passagers la regardent de travers : elle est la seule à ne pas avoir de bouquet de fleurs à la main. Ils vont tous fleurir les tombes au cimetière de Chacarita. Plus loin monte un jeune homme dans le même cas qu'elle. Le chauffeur du bus a un comportement bizarre, presque animal. (Certains pourraient y voir une métaphore du dictateur Peron auxquels les Cortazar échapperont ; mais n'est-ce pas là véritablement forcer le texte ?). “Céphalée” est l'étrangeté même : c'est, à la première personne du pluriel, le témoignage des éleveurs de « mancuspies », de sales bêtes puantes qui leur donnent des maux de têtes qu'ils soignent par l'homéopathie. “Bestiaire” clôt remarquablement ce recueil. Isabelle, huit ans, passe des vacances à la campagne dans la famille du petit Nino Funes : deux frères et leur sœur, la mère de Nino, vivent avec un tigre. Un regrettable accident est fort probable et Isabelle y est pour quelque chose ! “Les ménades” évoque un concert classique qui s'achève dans une bousculade incroyable par la faute d'une femme à la robe rouge, très excitée, enthousiasmée par le chef d'orchestre et les musiciens. Récit à la première personne par un spectateur qui, lui aussi, va se trouver pris dans l'engrenage de l'excitation générale. Exceptionnel.
•“Dîner d'amis”, “Récit sur un fond d'eau”, “Le fleuve”, “La promenade”, “Les poisons”, “Une fleur jaune”, “L'idole des Cyclades”, “La porte condamnée” et “N'accusez personne” sont tirées de “Final del Juego” (1964). “Dîner d'amis” part d'une conversation mal interprétée lors d'une soirée et provoque la rupture entre deux amis. “Récit sur un fond d'eau” se passe dans le Delta où vit Lucio. Il raconte à son ami Mauricio qu'il a vu un noyé, comme dans un rêve prémonitoire. “Le fleuve” évoque un suicide : « Tu es partie en disant […] que tu allais te jeter dans la Seine » et l'homme rêve encore d'elle. “La promenade” est énigmatique du début à la fin. Un jeune garçon doit promener une bête (?) jusqu'à la place de Mayo. « Heureusement que ce n'était pas une heure où il y a beaucoup de monde dans le tramway » note le garçon qui, à un bref moment, projette d'abandonner “la chose”. Dans “Les poisons” une famille se bat contre les fourmis. « Le samedi à midi, Oncle Charles apporta la machine à tuer les fourmis ». Le jeune narrateur et sa copine Lila s'amusent à enfumer les fourmilières au risque d'empoisonner les cultures du voisinage, y compris les fleurs qu'ils aimaient... “Une fleur jaune” est l'histoire d'un homme qui a cru découvrir un autre lui-même dans la personne d'un jeune garçon. Celui-ci meurt bientôt de maladie. “L'idole des Cyclades” raconte comment un archéologue et son ami ont illégalement sorti de Grèce une statue qui provoque chez l'un l'intention de tuer l'autre. Dans “La porte condamnée” un client entend pleurer un bébé dans la chambre voisine, pourtant on l'a assuré que la cliente qui l'occupe est seule. “N'accusez personne” c'est l'essai d'un pull-over qui tourne au cauchemar ; c'est comme une pieuvre qui se saisit d'un homme et le pousse au suicide.
• Le titre du recueil s'entend comme le lieu où l'on demeure : hommes ou animaux. Mais cette situation ne vaut pas pour tous les textes. Les animaux ne sont présents à coup sûr que dans cinq nouvelles et cela donne alors au fantastique du récit une force accrue — sans compter le cliché ou l'existence allégorique de l'animal : la femme devenue une vraie tigresse, le pull-over devenu pieuvre. La réalité et l'illusion se mélangent parfois, sources d'importants troubles psychologiques pour les personnages. Dans une majorité de nouvelles, c'est simplement la vie quotidienne qui donne naissance à ce climat de fantastique ou au moins d'étrangeté, sous l'effet d'un dérèglement progressif. Aussi rencontre-t-on fréquemment dans ces œuvres un contexte familial qui donne une place de choix aux enfants. Dans “Les poisons” il manque un père au narrateur, et c'est son oncle venu en week-end qui décide d'utiliser la machine contre les fourmis. Dans “Bestiaire” — où il est également question de fourmis élevées par les deux enfants — il n'est pas pas fait mention d'un père pour Isabella comme pour son copain Nico. On sait que lorsque l'auteur n'était encore qu'un petit garçon habitant Barcelone, son géniteur disparut sous prétexte d'aller acheter des allumettes... Enfin, comment ne pas remarquer que la majorité des textes tournent à la tragédie avec meurtre, noyades, suicides, ou dévoration, dans une bonne moitié des cas et pourtant cela ne rend pas leur lecture triste. Avant d'émigrer d'Argentine, Cortázar rompit avec l'Université et se reconvertit comme traducteur : il subit alors des troubles névrotiques et des symptômes morbides qui ont peut-être leur écho dans certains de ces contes. Seule la nouvelle intitulée “Autobus” se termine par une fin ouvertement heureuse : une fois sortis du bus fou, le jeune homme offre des fleurs à Clara. (“Gîtes” a rejoint aujourd'hui la collection “L'Imaginaire”). Un livre majeur.
• Julio Cortázar. Gîtes. Nouvelles traduites par Laure Guille-Bataillon. Gallimard, 1968, 249 pages.