On pourrait dire qu'il n'y a pas de titre plus évocateur de son pays que celui qu'a choisi la romancière argentine pour cette saga à la fois familiale et musicale. À l'intérieur d'un cadre contemporain, né de la rencontre d'Ana et de Luis, se déroulent les aventures mêlées des Lasalle et des Montés en même temps que du tango, sur un fond historique jamais pesant.
Ana Lasalle, spécialiste du tango à l'université comme à la ville, s'est offerte aux yeux de Luis Montés sur une piste de danse dans le Paris de l'An 2000. Réalisateur de documentaires venu chercher le soutien d'un producteur, il conçoit l'idée de tourner l'histoire de leurs parents respectifs dans l'Argentine de 1885 à 1930. Ainsi, la plupart des chapitres du romans suivent ces familles et une multitude de personnages, tous impliqués, de près ou de loin dans l'histoire de la musique et de la danse qui en est venue à incarner leur pays.
La saga des Lasalle est l'illustration d'une famille de grands-propriétaires fonciers dès le XIXe siècle. « Sur les trente millions d'hectares gagnés sur les Indiens, vingt allaient passer au domaine privé, il était important qu'ils soient en de bonnes mains. » Sur ces terres, les Lasalle élèvent des milliers de bovins destinés à l'exportation vers l'Angleterre puis vers les Etats-Unis. Ils possèdent aussi des frigorifiques à Buenos Aires où ils résident généralement. Alors que Cesar s'occupe avec son père de faire tourner l'entreprise, son jeune frère Hernan fréquente les bordels et les bastringues où l'on danse le tango, alors violemment condamné par la bourgeoisie. Sa sœur Inés et Asuncion Montés sa sœur de lait sont pourtant conquises par cette danse et cette musique que joue Miguel Rinaldi au bandonéon. La romancière nous fait suivre les aventures de tous ces personnages en même temps que le tango grandit. Asuncion repoussée par le patriarche des Lasalle pour couper court à une liaison avec Hernan, fuit à Montevideo avec un truand maquereau et meurtrier, l'Oriental, qui bientôt l'abandonnera. Asunción met alors au monde Juan avant de revenir à Buenos-Aires. Pendant ce temps, Hernan épouse à Paris Leonor, fille de l'ambassadeur d'Argentine, une mondaine snob à l'esprit étroit. Hernan et Leonor ont un fils, Cesar également, futur grand-père d'Ana Lasalle, et cause de son exil français. Inés épouse Vicente Ponce qui va gérer les biens de l'entreprise, lui donner deux enfants Francisco et Mercedes. Vicente se détache de leur mère pour la très jeune Carlota, fille d'une maquerelle huppée. Mercedes apprendra le piano en même temps que Juan le fils d'Asunción. C'est ainsi que tous deux découvrent bientôt le tango, au grand scandale de Vicente Ponce qui fait jeter le piano à la rue ! Mercedes lui en voudra toute sa vie et n'en fréquentera que mieux les lieux où le tango est apprécié. Juan Montés quant à lui devient un musicien professionnel, il compose des tangos, dirige un orchestre et plus tard enregistre des disques. Un morceau dédié à la jeune Rosa devient l'un des fils conducteurs du récits; leur relation chaotique finira par se stabiliser : on sait depuis le début qu'ils sont les grands-parents de Luis.
Tandis qu'Inés se réfugie dans les livres et les jardins, le tango se diffuse dans la société argentine et gagne l'Europe. En témoignent les séjours parisiens des Lasalle (Hernan, Leonor, leur nièce Mercedes, leur neveu Francisco) et le bref exil espagnol de Rosa, momentanément impliquée dans une affaire de vol de documents dans une société des Lasalle. Rosa Leyre est en effet d'abord plus portée sur la fréquentation des anarchistes et syndicalistes révolutionnaires que sur le théâtre, le tango et la chanson, mais elle en devient une vedette dans les années vingt, au moment où Juan Montés perce sur la scène portègne. Francisco Ponce a ramené de Paris une certaine Yvonne qui ne plait pas du tout à son père soucieux d'écarter, lui aussi, une mésalliance. On voit ainsi qu'outre le tango, les rapports sociaux tendus marquent l'histoire des personnages et de leurs pays. Elsa Osorio évoque en passant divers drames nationaux : le coup d'état militaire qui mit fin à la présidence Irigoyen et à soixante-dix ans de démocratie en 1930, le régime autoritaire qui emprisonna le père d'Ana dans les années 1970, et finalement la crise financière, sociale et politique qui a éclaté en 2000, au moment où Ana a décidé de rejoindre son amant à Buenos Aires pour le film censé réunir leurs ancêtres. Le pape condamna cette danse jugée indécente. En France, le tango fut interdit quand éclata la Guerre de 1914. Même en Argentine, son histoire n'en finissait pas de faire des vagues avant d'attirer les... flots de touristes dans le quartier de La Boca.
Incontournable, le roman d'Elsa Osorio a certainement le charme des grandes sagas où l'on voit s'ébattre une multitude de personnages. Cependant, je n'ai pas été pleinement convaincu par son écriture qui m'a paru parfois confuse ; j'ai été sceptique de la voir recourir à ce qu'on peut appeler le chœur des morts (prosopopée reconnaissable aux phrases en italique) qui accompagnent de leurs remarques dialoguées le déroulement de l'histoire et j'ai aussi été irrité de constater les incessants changements de situation énonciative. Le tango, bien sûr, s'exprime lui aussi, et ses amateurs seront séduits par la connaissance qu'en montre l'auteure.
• Elsa Osorio : Tango. Métailié, 2007, 417 pages. Traduit par J.-M. Saint-Lu.