Les 170 aquarelles, datées et signées, œuvres du teinturier autrichien Aloys Zötl forment un bestiaire légèrement décalé qui fut dispersé lors de ventes à Drouot en 1955 et 1956. Quelques années plus tard, armé des reproductions photographiques, l'éditeur Franco Maria Ricci obtint de Julio Cortázar la promesse d'un texte sur ce bestiaire.
Le résultat n'est pas un commentaire conduit pas à pas, mais une longue lettre à l'éditeur Ricci, émaillée d'une série de souvenirs personnels reliés au thème animalier. En premier lieu vient un cauchemar d'enfant à Barcelone, c'était un coq. Suit un chien appelé Tigre qui le réveille en sursaut durant la nuit lors d'un séjour chez ses amis Thiercelin, où déjà une chauve-souris l'avait effrayé, pendue au plafond de la chambre. Puis viennent de multiples anecdotes de l'écrivain, inventeur d'un pingouin couleur turquoise, en plein Quartier latin. Il se souvient aussi d'un autre personnage de ses romans, « que la vue des papillons mettait dans une telle fureur qu'il les lui fallait éliminer sur le champ...»
Des souvenirs d'Argentine le hantent, avec des fourmis et des sauterelles envahissantes. L'auteur se souvient d'une invasion de sauterelles dans la chaleur étouffante d'un mois de janvier des années 1930 ; poussées par des hommes à cheval vers les fossés pour y être brûlées elles dégagèrent alors pour se venger une odeur pestilentielle. « Et moi je pensais forcément à Attila parce que tout se passait bien avant Hitler et Hiroshima ». Autre association d'idées surprenante, voici les corbeaux de Daphné du Maurier et de Hitchcock : ils illustraient « ce qui nous arriverait si les oiseaux se convertissaient au fascisme ».
Cortazar n'oublie pas les créatures du cinéma fantastique. « Ses créatures nous font presque toujours penser à celles de Lovecraft » commence-t-il sans nous surprendre. Mais l'étonnement du lecteur ne tardera pas : ces créatures « sous prétexte d'être des divinités primordiales ou chthoniennes distillent l'ennui le plus pénétrant ». En effet, selon Cortázar, « la seule chose que Lovecraft ait réussi c'est une couleur, celle qui tomba du ciel et entra de plein droit dans l'anthologie définitive du conte fantastique : le reste est un fatras sans nom malgré le snobisme de certains lecteurs pour qui la peur semble l'apanage des décors gothiques ».
« Ricci, cette lettre se fait longue » ! Avant de conclure, il lui faut aborder la question du lycanthrope (“lobizon” en Argentine) et du vampire dans le cinéma hollywoodien et la littérature. Coup de chapeau à Prosper Mérimée l'auteur de “Lokis” « où le croisement tératologique se fait au niveau d'une femme et d'un ours ». Depuis l'enfance, Cortázar aimait apparemment se faire peur avec Dracula : « les vampires m'introduisirent dans un monde d'horreur dont je ne me délivrerai jamais tout à fait. L'imagination se paie cher, c'est connu, et le plaisir de la souffrance mentale est une des hormones les plus puissantes de la littérature que nous sommes en train d'explorer. » Allusion enfin à la saga sanglante d'Erszebet Bathory qui hante les pages de son roman “62. Maquette à monter”.
Cortazar n'est guère loquace au sujet des aquarelles d'Aloys Zötl ; il estime que l'artiste du dimanche a été « capable de donner une puissance fabuleuse à l'alliance de l'imaginaire et du tangible. » De l'imagination, donc, mais sans excès. « Je ne trouve pas du tout scandaleux cette tendance à enrichir une faune qui est la vivante preuve de la frivolité du créateur. » Mais il rend réellement hommage à un autre bestiaire : « Je pense à l'admirable bestiaire latin du XII° siècle à Cambridge » écrit-il. Cortázar évoque aussi, incidemment, les bestiaires des bandes dessinées, les créatures de Schulz et son délicieux Snoopy. On ne saura pas vraiment ce qu'il préfère. Mais cet essai sur commande a au moins un mérite, celui d'esquisser le portrait intellectuel de son fantastique auteur.
• Julio Cortázar. Le bestiaire d'Aloys Zötl (1831-1887). F.M . Ricci éditeur. 1976. Ouvrage relié, tiré à 3000 exemplaires, épuisé, et coté entre 150 et 200 €.