Drôle de titre pour un roman que le nom d'un autre écrivain ! Pourtant, il s'agit bien d'un roman, pas d'un essai biographique, ni d'une étude littéraire. On n'y apprendra peut-être pas beaucoup plus sur la vie et les œuvres de l'émigré polonais —je parle de Kosinski— qu'en lisant la fiche que wikipedia lui consacre, mais c'est autrement réjouissant, plein d'inventions, de surprises.
Jerome Charyn vient de réaliser en 2013 une “Vie secrète d'Emily Dickinson” : c'est une autre vie secrète qu'il s'efforça de disséquer avec ce livre paru deux ans plus tôt. Le polonais Jerzy Kosinski avait publié en 1965 un livre qui fit scandale et lui valut la notoriété :“L'Oiseau bariolé”. L'émigré qui avait trente-deux ans vivait alors, d'après ce que rapporte Charyn, avec Martha Will, une riche veuve dans un immense appartement au 740 Park Avenue. Et très vite on douta que cet homme qui ne maîtrisait pas bien l'anglais écrit ait pu écrire seul cette autobiographie du jeune Jurek dans la dangereuse Pologne des années de guerre, survivant à la Shoah dans un village, vivant l'occupation allemande et la libération soviétique grâce au mystérieux commissaire Gavrila « accompagné des hommes du NKVD ». Le “Village Voice” contribua à démasquer l'affaire de cet « autoportrait fictionnel ». Kosinski se faisait appelait Jurek, mais ce n'était ni son prénom ni son autobiographie. D'ailleurs il se nommait Lewinkopf ; le questionnement sur l'identité jalonne l'intrigue. D'où masques et déguisements : Svetlana joue à être Lana Turner ; Jurek accompagne Martha habillé en chauffeur de maître au volant d'une Lincoln ou en « capitaine de pompiers d'Europe de l'Est » pour descendre dans un hôtel vénitien...
Même s'il s'intéresse d'abord à Peter Sellers — qui a interprété le rôle du jardinier dans un film tiré d'un roman de Kosinski— le roman esquisse une explication de la vie chaotique de Kosinski et de l'écriture à plusieurs mains de “l'Oiseau bariolé”. Dans son livre, Charyn n'hésite pas à changer de narrateur : au petit-fils de truand qui travaille pour l'acteur anglais avant de faire partie du cercle des intimes de Kosinski succède longuement l'exilée Svetlana, fille de Staline, vient ensuite Anna Karenina, animatrice d'un club sado-maso qui se prétend native de Budapest mais qui vient du Bronx — comme l'auteur. Les derniers chapitres sont enfin confiés à un banal narrateur, extérieur et omniscient, dans un retour à une narration plus sobre qui donne l'impression de lever le voile sur les années cachées de “Jurek”.
Dans ce roman foisonnant et jamais simple, Charyn surprend le lecteur en le plongeant dans une réalité mariant fiction et histoire, avec des personnages au comportement débridé ou extravagant. Agréable à lire, léger, le roman culmine en érotisme avec miss Gabriela « la vamp miniature » qui corrige le texte de son amant : « Il est mon Dracula » dit-elle. La quasi homophonie fait qu'on rapproche les personnages Gavrila et Gabriela : l'un le sauve des paysans antisémites, l'autre sauve l'écriture de son histoire. « Elle n'aurait pas pu inventer les horreurs qui couraient dans cette tête, mais Gabriela avait aidé à donner forme au hurlement infini du sorcier ». Le roman de Charyn est décidément un drôle d'oiseau littéraire.
• Jerome Charyn : Jerzy Kosinski. Roman traduit par Bernard Hœpffner. Denoël, 2011, 322 pages.