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Quiconque s'intéresse aux lettres françaises du XIXe siècle connaît “Splendeurs et misères des courtisanes” d'Honoré de Balzac et “Nana” d'Emile Zola, sans s'imaginer que loin d'être des cas isolés ces deux romans ne sont qu'un mince échantillon d'une littérature consacrée aux filles vénales. Orné de nombreuses illustrations de Gavarni notamment, l'ouvrage d'Emmanuel Pierrat, constitue une brillante anthologie : je veux y souligner trois ou quatre centres d'intérêt.
1840 est un tournant. Le terme “grisette” — le premier échelon des filles légères — se retrouve cette année-là dans un texte de Jules Janin, suivi en 1841 par la “Physiologie de la grisette“ de Louis Huart. Celui-ci la définit comme « une jeune fille de seize à trente ans qui travaille, coud ou brode toute la semaine, et s'amuse le dimanche » ; elle n'est plus nécessairement vêtue de gris, comme dans le dictionnaire de Furetière (1690). “Physiologie de la lorette” est publié par Maurice Alhoy en 1841. La “lorette” est une grisette qui a cessé de travailler en atelier ou en boutique pour vivre de ses charmes qu'elle partage généralement entre deux ou plusieurs hommes ; le ou les plus âgés contribuant le plus à ses dépenses. La lorette se rencontrait à la Nouvelle Athènes, dans le quartier Bréda, rue Saint-Georges où les frères Goncourt habitaient, et près de l'église Notre-Dame-de... Lorette dans le IXè arrondissement. « Ce nouveau quartier est fait pour étourdir un jeune homme aussi ardent que moi » écrit Eugène Delacroix à George Sand en 1844. Les promoteurs immobiliers qui avaient multiplié les immeubles de rapport louaient des appartements à peine terminés à ces jeunes demoiselles qui y « séchaient les plâtres ». Alexandre Dumas fils contribue au sujet avec “Filles, lorettes et courtisanes” (1843) et bien sûr avec “La Dame au camélias” (1848) dont la fin est tragique : Marguerite Gautier sombre jeune dans la maladie et la misère.
Avec le Second Empire puis la Belle Epoque, le terme “lorette” cède la place à un vocabulaire plus diversifié : biches, cocottes, demi-mondaines, etc. Dans “Les Vierges folles” (1873), Alphonse Esquiros détaille les pratiques de la galanterie et du sexe vénal : « femmes entretenues », « filles d'étudiants », « femmes de manège » (dame de compagnie disposant d'un cheval pour aller au Bois). Ou encore « les femmes à parties » qui « font l'amour dans ces salons équivoques de la Chaussée- d'Antin où l'on introduit les jeunes gens et le plus souvent les hommes mûrs à des soirées. » Tout en bas de l'échelle, les filles des « cavernes de prostitution », puis les « pierreuses » qui exercent « au milieu des pierres de taille, des bois et des matériaux qui encombrent les chantiers de construction » et enfin « les filles de barrières » au service du sous-prolétariat parisien.
Même si le sous-titre est peut-être exagéré, cet ouvrage a le mérite de parcourir la société parisienne de bas en haut. La figure de l'artiste, celle de l'étudiant, celle du clerc de notaire reviennent souvent dans les récits d'aventures galantes. La clientèle des “lorettes” vise aussi l'aristocratie nationale et les fortunes étrangères. Paris attirant les riches de l'Europe entière, « le rêve de toute femme qui débute, ce sont plusieurs boyards » note en 1860 Auguste Vermorel, car « les Russes ont détrôné les Anglais » dans un mouvement qui anticipe l'alliance franco-russe de trois décennies. L'anthologie confirme la place considérable des théâtres parmi les plaisirs de la capitale, ainsi que l'importance des bals : l'Opéra bien sûr, mais aussi Vauxhall, Prado, Boule Noire... Institution majeure, le bal Mabille est situé sur les Champs-Elysées à l'angle de la rue Montaigne. Dans “Scènes de la Vie de Bohême” (1851) Henry Murger y envoie Rodolphe tandis que Gustave Flaubert y envoie Frédéric Moreau au même lieu rebaptisé l'Alhambra : là se dansent cancans, quadrilles et galops... Pour améliorer la circulation du sang, « le cancan français est spécialement préconisé pour cet usage par tous les docteurs les plus distingués » ironise Louis Huart.
Derrière l'unité du sujet, il faut enfin souligner la diversité de style et de ton des auteurs cités. Si les Goncourt font de la lorette « un portrait au vitriol », Louis Huart brille par sa misogynie — « la grisette ne parvient pas à se fourrer ni dans la tête ni dans les doigts l'orthographe des mots les plus usuels pour elle…» — et se moque de leur mauvais goût littéraire quand ces filles préfèrent les romans de Paul de Kock à ceux de Balzac. L'ironie est fréquente et le bon mot règne en maître. Çà ou là cependant un point de vue politique apparaît. La capacité de la lorette à réduire avec efficacité les fortunes aristocratiques ou bourgeoises dans une démarche redistributive en faveur de filles du peuple séduit un auteur tel Auguste Vermorel, journaliste anarchiste mort sur les barricades en 1871. Emmanuel Pierrat souligne que dans “Marthe. Histoire d'une fille” (1876) Alphonse Esquiros « dénonce avec une vigueur toute socialiste le contexte économique et social responsable de la déchéance dans laquelle s'enfoncent quantité de jeunes ouvrières ». Il annonce ainsi la veine naturaliste de Zola.
• Emmanuel Pierrat – Les Lorettes. Paris capitale mondiale des plaisirs au XIXe siècle. Le Passage, 2013, 442 pages.