Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Dans cet essai paru à Taïwan mais toujours inédit en Chine, le romancier Yu Hua, né en 1960, analyse les causes du miracle économique chinois et en révèle la part d'ombre. Si son pays a vécu en trente ans ce que l'Europe a mis trois cents ans à accomplir, c'est autant en raison du Grand Bond et de la Révolution culturelle que de l'ouverture initiée dans les années 1990 par Deng Xiaoping qui a mené la Chine "de la passion politique à la passion du gain".

 

Alternant la position distanciée de l'essayiste et les souvenirs personnels, l'auteur dénonce en dix mots-clé les excès de la société chinoise contemporaine. Toutefois, ses propos émaillés d'humour ne tirent pas au pessimisme : à l'image de ses maîtres, Homère et Mencius, Yu Hua délivre un discours de sagesse universel.

Fils de médecins du Zhejiang, sa jeunesse pauvre mais heureuse lui a laissé nombre de souvenirs qu'il évoque avec plaisir, même lorsque l'Etat lui imposa d'être un "dentiste aux pieds nus" avant de l'autoriser à devenir écrivain. Car, note-t-il, "en ce temps là nous n'avions rien mais le ciel était d'un bleu azur". Selon Yu Hua, 86% des Chinois regrettent cette vie frugale mais égalitaire de jadis, où la prétendue "lutte des classes" n'était qu'un slogan ; les disparités sociales et régionales sont beaucoup plus marquées que dans les années 70. Incarnée encore en 1989 par les étudiants qui réclamaient place Tian'anmen les libertés démocratiques et dénonçaient la corruption, la passion de la Révolution l'a cédé à celle de l'argent dès que Deng Xiaoping a redistribué le pouvoir économique selon le proverbe : "Qu'importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu'il attrape les souris". Ainsi, toutes valeurs sociales subverties, le vrai et le faux sont devenus interchangeables.

La société chinoise a toujours aimé le "shanzhaï", l'imitation, la parodie, le canular, et pris plaisir au "huyou", le mensonge, l'"embrouille". Mais cette tendance culturelle constitue désormais le levier d'obtention de ce que l'on convoite : faux mariages, faux diplômes, plagiat ou piratage deviennent légitimes. Pour Yu Hua, le shanzhaï et le huyou, c'est le défi lancé à l'élite par les faibles, les gens de peu, les "racines d'herbe". Suivant l'expression populaire –"si l'audacieux meurt d'indigestion, le peureux meurt d'inanition"–, la plupart des grosses fortunes chinoises actuelles résultent du "culot" des petites gens qui "osent tout, quitte à verser dans des affaires illégales, voire criminelles". Ils ont su profiter des moindres opportunités et des failles du système juridique chinois. Rois de la chaussette, du bouton ou de n'importe quoi, ils achètent des résidences de luxe, apprécient les grands vins et portent des vêtements de marque ; les suicides des chômeurs et la pauvreté des paysans les laissent indifférents.

Yu Hua souligne que "c'est l'absence de transparence politique qui a permis le développement foudroyant de l'économie chinoise"; jointe à l'autorité absolue des gouvernements locaux, elle a décuplé les problèmes sociaux, rendu la corruption endémique, mais aussi entraîné la décadence morale : la société chinoise actuelle manque de toute éthique. Cet essai clairvoyant donne à réfléchir –"si la souffrance est souvent source de vie, il arrive que le bien-être et le plaisir conduisent l'homme à sa perte"–, d'autant plus que pour l'auteur le phénomène n'est pas propre à la Chine : "le monde malade de trop d'inégalités aspire à une Révolution".

 

• YU Hua – La Chine en dix mots. Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut. Actes Sud, coll. Babel, 2013, 331 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE CHINE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :