Isaac Babel, l'auteur bien connu des “Contes d'Odessa” et de “Cavalerie rouge”, a sans doute attiré l'attention de Jerome Charyn en tant que juif d'Europe de l'Est. Peut-être aussi — comme Jerzy Kosinski — parce que certains épisodes de sa vie restent un peu mystérieux. D'où ce livre passionnant qu'il faut recommander aux amateurs de littérature russe, et à tout ceux que l'histoire soviétique intéresse. Biographie, histoire et littérature sont donc au rendez-vous.
Isaac Babel est né à Odessa et il a fait de son héros juif Benya Krik une sorte de Robin des bois local à travers son célèbre recueil de nouvelles. En 1927, un film en fut tiré mais la bureaucratie bolchevique le retira vite du circuit. Bryk Krik n'était pas un personnage convenable. Dix ans plus tard, dans “Le Jugement”, ça restera inchangé : « Ivan Nedachine, l'ancien sous-lieutenant de l'Armée blanche qui a erré de Zagreb jusqu'à Paris, où il a échoué à l'examen pour devenir chauffeur de taxi, devient un gigolo et un voleur de bijoux » : Babel a du mal à fabriquer des héros à partir de paysans des kolkhozes et d'ouvriers stakhanovistes !
Pourtant il avait essayé. Il avait suivi les cosaques de l'armée de Boudienny en 1920 pour faire la guerre en direction de Varsovie. L'écriture de “Cavalerie rouge” que Charyn qualifie de « sténo sauvage », procède de notes prises à cheval ou en “tatchanka”, en même temps que, rattaché à la propagande bolchevique, Babel sous le nom de Kiril Lioutov, « écrivait pour un journal cosaque que les Cosaques ne savaient pas lire et il s'enfonçait dans une Pologne découpée par deux ou trois empires différents, à la rencontre de l'univers énigmatique des pauvres Juifs, puisque la campagne de Pologne couvrait en fait toute la zone de résidence des Juifs dans l'Empire russe. » Cette cavalerie rouge est faite de « maraudeurs décorés d'une étoile rouge » et, toujours selon Charyn, « les Cosaques sont des monstres dans un conte de fées guerrier ». Même si on pense à la peinture quasi abstraite de Kasimir Malevitch (ci-dessous), il reste que la guerre se déroule dans un territoire précis : au pays du shtetl. Babel loge chez des Juifs et devient un espion dans leur maison : « car ils croient que je ne comprends pas le yiddish ».
Espion, Babel ? « Nous n'avons aucune preuve qu'il ait travaillé pour la Tchéka... » affirme Charyn, « Tout çà, c'étaient des morceaux de mosaïque pour son “Autobiographie” mis là pour construire la légende du rat de bibliothèque d'Odessa qui se transforme en héros soviétique ». Mais l'auteur populaire sous la NEP a un pied à l'étranger. Evgenia Gronfein qu'il a épousée en 1919 s'est exilée à Paris dès 1925 sous prétexte d'étudier l'art. Il l'y retrouva en 1927-1928 : ainsi naquit Nathalie Babel. Revenu en France en 1932 pour voir sa fille, celle-ci le surprend par son ardeur :
—J'ai engendré un tigre, s'exclame-t-il et il la surnomme Makhno ! Du nom de l'anarchiste ukrainien... Evgenia n'est pas l'unique femme de sa vie. Babel séduit une actrice, la blonde Tamara Kachirina « une vraie bimbo » selon Jerome Charyn. Il vécut aussi avec Antonina Pirojkova la belle ingénieure du métro moscovite. Dernier voyage de Babel à l'Ouest : en 1935 André Malraux réclame sa venue pour son congrès antifasciste : « Babel est la star du Congrès ». Mais à Moscou il était devenu suspect malgré —ou à cause de— ses relations avec les cercles du pouvoir.
La terreur qui étranglait le pays tout entier fit de Babel « une “âme morte” longtemps avant que la Tcheka ne vienne le chercher ». Maxime Gorki mourut en 1936, officiellement regretté par le régime. « Staline avait réussi à la persuader de quitter Sorrente pour revenir en Union soviétique. Le Patron ne pouvait pas accepter que l'écrivain le plus célèbre de Russie ait choisi l'exil. » Son protecteur disparu, Babel se retrouva dans une position fragile n'étant pas un partisan du “réalisme socialiste” ; de plus il avait fréquenté Iagoda et avait été l'amant de l'épouse de Iejov... l'un et l'autres devenus “ennemis du peuple” quand Beria prit leur place de bourreau en chef. Résultat : Babel est fusillé en 1940 et ses manuscrits auraient été brûlés.
Evgenia et sa fille ne furent pas tout de suite certaines de sa mort ; Ilya Ehrenbourg et d'autres leur faisaient croire qu'il était dans un camp, écrivait, et se portait bien ! Nathalie accompagna sa mère à Niort pendant l'occupation de la France ; elle s'embarqua en 1961 pour l'Amérique, enseigna le français au Barnard College et contribua à la diffusion des œuvres de Babel. C'est ainsi que Charyn la rencontra pour évoquer le grand écrivain disparu.
• Jerome Charyn : Sténo sauvage. La vie et la mort d'Isaac Babel. Traduit par Marie-Pierre Bay. Mercure de France, 2007, 205 pages.