C'est « la jeune Pérez Nuix » — on connaîtra son prénom si on lit le roman jusqu'au bout— qui sonnait à la porte... venue demander un service. D'emblée, le lecteur remarque que ce second volume de “Ton visage demain” fonctionne comme le premier : tout est propice à lancer des digressions, et les digressions elle-mêmes engendrent d'autres digressions, qui se détaillent comme des fractales, avant de revenir à un fil conducteur tout simple. À savoir que le narrateur travaille dans une officine occulte logée dans « un immeuble sans nom » au service du pouvoir et parfois de « particuliers particuliers » comme dit sa visiteuse du soir, tandis que son épouse Luisa vit à Madrid.
Dans ce second volume, Jaime Deza accompagne son chef Bertram Tupra à un rendez-vous. Tupra, sous l'alias de Reresby, et le mystérieux italien du nom de Manoia ont une conversation privée camouflée sous les flots sonores d'une discothèque londonienne. S'en échappent quelques patronymes italiens et le terme “Sismi” inconnu du narrateur. Il apprendra plus tard qu'il s'agit du sigle désignant les services secrets de l'armée italienne. Manoia avec son impossible accent sicilien ou calabrais n'est pas seul à la table du narrateur madrilène ; Manoia est accompagné de son épouse, Flavia, que le narrateur fait danser jusqu'à ce que son chef le rappelle pour aider à traduire leurs propos sibyllins. Pendant ce temps là, l'indiscret De la Garza — qu'on a vu dans le tome I détailler l'anatomie de Beryl— est devenu le cavalier de Flavia. Emporté par le rythme, il cause par maladresse une égratignure ou une écorchure au visage de sa partenaire. Tupra ne peut tolérer cet affront fait à son hôte : le mufle se fera tabasser dans les toilettes pour handicapés du club select.
Sur le fond basique du récit de la soirée, les digressions successives forment les couches d'un feuilleté qu'on s'égarerait à identifier entièrement. Demander un service ou rendre service, par exemple, ce n'est pas si simple qu'il y paraît. Javier Marias fait de ce sujet sa première grande digression. D'autres bien sûr viendront, directement greffées sur les épisodes de la soirée en discothèque. Ou sur le souvenir d'une goutte de sang en haut d'un escalier chez le vieux professeur dans le volume précédent. Jaime s'inquiétera aussi de l'emploi esthétique du bottox, ce qui l'obligera plus tard à téléphoner à son épouse, et en même temps à s'interroger sur l'emploi criminel du poison, la botuline, dans l'attentat contre Heydrich en 1942, et comme on s'y attendait vu les thèmes du premier volume, à revenir sur le meurtre d'Andreas Nin en 1937. La réflexion sur la violence rebondit avec l'évocation des récits paternels rapportant des horreurs de la Guerre civile espagnole et autres paroles assassines comme : « “Donnez-leur du café” — l'euphémisme de Franco et des siens pour ordonner les exécutions. » La violence enfin fait peur au narrateur quand il voit son chef y recourir. Quelle est « l'arme qui fait le plus peur » ? Il semble que ce soit « celle qui a le plus tué au long de tous les siècles », donc une arme blanche. Comme celle qui fit périr le dramaturge Marlowe ou comme celle que Tupra possède. Ce qui ne manque pas d'amener d'autres interrogations sur sa personnalité véritable. Cet homme pourrait-il le tuer ? Lui-même est payé pour répondre à ce genre de question. Il le sait bien : à preuve ce souvenir qui lui revient d'une conversation passée : « Toby m'a dit qu'il admirait toujours ce don spécial que tu as pour capter les traits caractéristiques et même essentiels de tes amis et connaissances, souvent inaperçus, ignorés d'eux-mêmes... » ou encore cette remarque lue dans une fiche le concernant : « Il en sait davantage sur nous que nous-mêmes. » Au fait, n'est-ce pas ce qui caractère un grand auteur ?
En somme, ce roman de Javier Marias plaira à des lecteurs attentifs, sensibles aux analyses psychologiques et aux jeux de la mémoire, et que l'écriture en longues phrases ne rebute pas. Lire le tome I s'impose auparavant.
• Javier Marias. Ton visage demain (2) Danse et rêve. Traduit par J.M. Saint-Lu. Gallimard, 2004, 360 pages.