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Dans ces huit nouvelles inspirées par les choses de la vie, il y a toujours une narration d'un point de vue féminin.

La nouvelle éponyme – “Fugitives” – peut donner à penser que ses “héroïnes” trouvent leur épanouissement dans la fuite. En fait Carla n'aurait pas fui sans la conversation avec sa voisine Sylvia qu'un récent veuvage n'a pas empêché d'embarquer avec ses amies pour savourer la mer et le soleil d'une île grecque. Elle n'aurait pas pris le bus pour plaquer Clark et son club hippique, encore que c'est le mauvais temps et de fausses confidences à son mari qui lui donnaient le sentiment d'une impasse. Avant d'arriver en ville Carla descend du bus... et renonce à sa fuite.

 

Trois textes successifs (“Hasard”, “Bientôt”, “Silence”) forment le roman de Juliet. Plus de cent pages : celui ou celle qui n'aime pas spécialement lire des nouvelles y trouvera plus d'intérêt. Juliet fait des rencontres masculines dans le train qui relie Toronto à Vancouver – ces deux villes sont les repères géographiques d'Alice Munro – et le hasard souligné par le titre est pour Juliet d'avoir rendu visite à l'un de ces hommes, Eric le pêcheur, alors qu'il vient de conduire sa défunte femme au cimetière... « Un truc énorme » selon le chauffeur de taxi. Plus tard, Juliet accompagnée de sa fille Penelope qui ne marche pas encore, revient chez ses parents près de Toronto : il n'y a pas grande compréhension avec la mère malade comme avec le père qui a préféré le jardinage à l'enseignement. Vingt ans passent : Penelope devenue adulte quitte le foyer familial en quête de spiritualité ou d'indépendance. Juliet est sans nouvelles.

Grace, simple employée à l'auberge, est courtisée par Maury et reçue dans la famille Travers, mais suit Neil, son futur beau-frère, médecin mais alcoolique, qui prend le volant (“Passion”). Le lendemain, Grace apprend que Neil a eu un accident mortel et reçoit mille dollars pour oublier la famille Travers.

Lauren, onze ans, se voit offrir par Delphine un collier à son nom ; est-elle la fille de ses parents ou a-t-elle été adoptée, à moins qu'une autre Lauren, adoptée celle-ci, ait existé. (“Offenses”).

Robin, vingt-six ans, doit s'occuper de sa sœur aînée malade ; son seul plaisir, une fois l'an, est de se rendre au théâtre dans une ville voisine au nom prédestiné pour jouer Shakespeare : Stratford — en Ontario, province natale de l'auteure ! Elle y rencontre un immigré monténégrin avec qui elle sympathise et qui lui donne rendez-vous l'année suivante (“Subterfuges”).

Enfin avec “Pouvoirs”, une longue nouvelle commencée sous la forme du journal que tient Nancy avant d'épouser Wilf, un médecin. Elle préfère peut-être Ollie, le cousin de son futur mari, qu'elle présente à son amie Tessa, une fille qui a un don. Ollie et Tessa partiront vivre ensemble puis seront séparés après la crise de 1929. Des années plus tard, Nancy retrouve leur trace dans deux villes différentes.

• Les nouvelles d'Alice Munro ne sont pas des récits platement chronologiques. L'incipit correspond souvent à un moment ultérieur de l'histoire. Lauren, ses parents, et Delphine la réceptionniste de l'hôtel, partent en voiture. Ils vont disperser les cendres d'un bébé, ainsi qu'on l'apprend à la fin du récit écrit en flash-back. Robin s'inquiète au début de la nouvelle — « Si ma robe n'est pas prête, j'en mourrai » — puis la narration revient un an en arrière, pour amener les circonstances de la rencontre avec Danilo à la sortie du théâtre.

Alice Munro n'écrit pas des nouvelles savoureuses à la manière de Maupassant avec une chute ironique et qui fait sens. L'analyse psychologique tient une place centrale dans son œuvre. Elle sélectionne soigneusement des temps forts dans des existences féminines : des moments décisifs, des tournants, des ruptures, plus involontaires et subis que clairement décidés.

Les conversations ont de l'importance mais le non-dit est plus souvent essentiel, par pudeur, ou par faute d'y penser, ou par faiblesse. Danilo n'a pas dit à Robin qu'il a un frère jumeau. Juliet ne pas dit qu'elle rendait visite à Eric sans savoir appris le décès de sa femme. Grace ne dit pas à Neil d'arrêter de boire. Ni Grace ni Nancy ne disent à leur fiancé qu'il leur est indifférent : elles laissent faire. Delphine ne dit pas qu'elle a abandonné son enfant. Ollie comme Penelope ne donnent plus de leurs nouvelles. Il y des mensonges délibérés ou par omission, des fuites devant la vérité. Nancy quitte Ollie qu'elle vient de retrouver quelques heures par hasard au retour d'une croisière : « Elle avait attendu tout le temps qu'il dise un mot vrai »...

Pour bien marquer que le contrôle des événements échappe à ses personnages qui ne sont en rien des super-héros, Alice Munro multiplie les accidents qui surviennent tant en mer que sur la route, et surtout les maladies. Le mari de Sylvia, la mère de Juliet, son amie Christa, le mari de Nancy, son amie Tessa, la sœur de Robin, le frère de Danilo : tous sont victimes de la maladie.

La religion est-elle le refuge de ces âmes souffrantes? Si, comme on l'apprend incidemment, une amie de Nancy devient bouddhiste, la mère athée de Juliet ne reçoit un pasteur que pour bavarder tandis que son mari va jardiner avec une jeune et robuste paysanne, et Penelope ne se réfugie dans un couvent très secret que pour rompre avec sa mère trop intello.

Parce qu'elle avait fait des études de latin au lieu de draguer les jeunes gens, Juliet avait eu à supporter des sarcasmes. « Votre petite amie a tout d'une intellectuelle, n'est-ce pas ? » remarque Ollie à propos de Ginny, une camarade de Nancy. De fait « elle est cultivée, elle fume, et bien qu'elle aille à l'église, ses opinions sont celles qui passent aux yeux de certains pour de l'athéisme. » Ainsi, à travers certains passages de ces nouvelles, Alice Munro témoigne aussi, et subtilement, d'un Canada où recule la pratique religieuse traditionnelle et où la condition féminine évolue : union libre, avortement...

Alice Munro. Fugitives. - Traduit par Jacqueline Huet et J.-P. Carasso. Points, 2009, 381 pages.

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE CANADA
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