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“Les Cercueils de zinc” (1991) m'ont fait connaître cette femme de lettres post-soviétique. Elle portait déjà un projet d'écriture original, ni romanesque ni historique, tissé de témoignages parfaitement subjectifs. Il s'agissait alors des douleurs des vétérans blessés et des mères des soldats tombés en Afghanistan dans les années quatre-vingt. Il s'agit ici de la tentative la plus ambitieuse qui soit : rassembler les mémoires des temps successifs d'un siècle d'histoire russe — de Lénine à Poutine.
Une approche historique chercherait à dissocier et classer les souvenirs des témoins. Empire soviétique dominé par la figure de Staline tout à la fois génie du mal et Père-la-Victoire ; modernes Temps des Troubles sous la perestroïka ratée d'un Gorbatchev en porte-parole des dissidents pour les uns et en traître pour les autres ; enfin le temps des barons voleurs et des inégalités cyniques sous Poutine. Mais suivre cette progression supposerait le découpage et la reconstruction des témoignages en thématiques, et une contextualisation chronologique ferme ; or on ne trouve chez Svetalana Alexievitch ni l'un ni l'autre, ce qui ne manquera pas de décevoir et même d'irriter certains lecteurs attachés aux approches historiennes ou aux essais rigoureux.
Car l'objectif de l'auteure était de collecter des témoignages, sans les débiter en tranches thématiques ni temporelles, comme pour constituer un répertoire des mémoires possibles, des sentiments et des ressentiments au fil des confessions d'une multitude de “spécimens” d'homo sovieticus. Le magnétophone est évoqué plus souvent que le carnet du reporter, précieux néanmoins quand enregistrer paraît trop provocateur — ainsi dans les caves moscovites où s'entassent les travailleurs clandestins immigrés des anciennes colonies du Caucase ou de l'Asie centrale : bref une incursion chez les “culs noirs” comme l'exprime sans vergogne le racisme russe contemporain.
Âmes sensibles s'abstenir ! Rivalisant avec Alexandre Soljenitsyne dans les descriptions des horreurs du goulag, c'est dans un autre domaine que l'auteure apporte sa contribution la plus originale : la psychologie de l'homo sovieticus. « Les Russes aiment souffrir... c'est le secret de la mentalité russe ». Formaté par l'idéologie et la vodka, le Soviétique peut ne retenir qu'une chose du regretté Staline : qu'il a gagné la guerre et que les vétérans lui doivent de porter tant de médailles, et tout oublier du reste : dénonciations des voisins et des amis, épidémies de purges policières ; mise en esclavage des paysans ; famines génocidaires pour casser les valeurs traditionnelles... Après vint l'époque heureuse du Spoutnik, du Lunik et des bombes atomiques : l'empire rouge avait vocation à l'universalité et à l'intérieur des frontières imperméables les peuples faisaient semblant de bien s'entendre. Cette façade vola en éclats sous Gorbatchev quand le couvercle de la marmite fut soulevé : l'explosion des folies nationalistes fournit à Svetlana Alexievitch des pages terribles quand les anciens voisins se mirent à se massacrer : Arméniens contre Azéris, Tchétchènes contre Russes, Tadjikes contre Slaves, etc, et inversement. C'est un Tchernobyl des peuples : la radiation des haines ethniques n'est plus domptée par une quelconque enceinte de confinement.
Pourtant l'amour est omniprésent ! Et on entend chanter Alla Pougatcheva. Derrière l'homo sovieticus élevé pour le patriotisme et la guerre se cache l'amour d'une mère pour son enfant tué par les terroristes ou la passion amoureuse d'une blonde aux yeux bleus qui rêve du grand amour. Mais une fois la bague au doigt, Igor, Ivan ou Dimitri reprend la dive bouteille comme maîtresse, bat sa femme et meurt à 42 ans. Avant-dernier récit, celui de Léna est l'un des plus émouvants et il laisse interloqué. Après s'être réfugié chez lui et lui avoir donné deux enfants, Léna demande le divorce d'un homme qui n'est ni violent ni alcoolique —stupeur du juge !— pour épouser un assassin avec qui elle correspondait. Volodia, en effet, a tué par jeu pour les beaux yeux d'une fille qui se moquait de lui ; meurtrier, il a été condamné à perpète et il croupit depuis dix-sept ans dans un bagne-forteresse au centre d'un lac glacé perdu dans les confins. Alors, une histoire d'amour qui finit bien ? Pour Léna et pour Volodia viendra aussi le temps du désenchantement. Comme une parabole de l'histoire soviétique...
On ne conclura donc pas que l'histoire de l'homme rouge se solde par “un bilan globalement positif” mais plutôt que ce fut une gigantesque histoire d'amour gâchée pour une chimère, le communisme si l'on veut, ou l'idéal d'une société absolument juste et égalitaire. S'il y a une histoire d'amour qui finit mal c'est bien celle-ci : pathétique, elle laisse derrière elle l'amertume des uns et des autres, une brutalisation des relations individuelles et des rapports sociaux, une impréparation au bonheur comme au commerce. Tout marchand est un voleur, gardons-nous bien d'en être : c'est ce qu'on apprenait aux jeunes gens, à commencer par ceux de l'intelligentsia. Aussi ne faut-il pas s'étonner que les diplômés d'avant 1990 soient les plus désorientés des survivants de l'Effondrement. Ajoutons-y le mythe de l'âme slave...
Les bibliothèques sont pleines d'ouvrages savants sur le communisme en URSS, le stalinisme, la perestroïka et ce qui s'ensuit. Aucun n'est aussi original que celui-ci.
• Svetlana Alexievitch – La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement. Traduit du russe par Sophie Benech. Actes Sud, 2013, 541 pages.
— Témoignage de Nadejda Tolokonnikova au camp 14 de Mordovie.