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B. Pécassou démythifie l'image du Népal des dépliants touristiques.
Au début des années 2000 les médias occidentaux ne s'intéressaient pas à ce petit pays : les émissions de voyage diffusaient des images des sommets enneigés du toit du monde, de monastères et de temples; mais aucune de la vie quotidienne des népalais sous le toit. Rien de la guerre qui, de 1996 à 2006 opposa la monarchie à la guérilla maoïste, ni de l'assassinat de la famille royale en juin 2011. Même s'il est devenu une république démocratique depuis 2008, le Népal, rongé par la corruption, connaît de graves violences familiales et sociales; ethnies et castes revendiquent l'égalité, on assassine les journalistes, les mentalités restent entravées par la religion et les traditions : la condition des femmes, en particulier, évolue difficilement. Reste que le tourisme international de l'alpinisme représente une manne économique. Dans ce roman, l'intrigue ne constitue qu'un ciment permettant de mettre en scène la rencontre des cultures occidentale et népalaise. Le jeune Karan, népalais élevé en Europe revient au pays pour y fonder un journal; la jeune Ashmi a pu quitter son village de montagne grâce à une ONG et fait ses études à Katmandou. Chacun migre d'un monde à l'autre et leurs regards croisés révèlent au lecteur l'envers du décor. Bien sûr Karan embauche Ashmi, bien sûr ils vont vivre une histoire d'amour tragique. Bernadette Pécassou ne nous épargne pas le mélo romantique et sirupeux... Son récit vaut par sa construction en contraste : aux sommets himalayens immaculés, inondés de ciel pur s'opposent la saleté et la misère ; au "capharnaüm joyeux" de la capitale, la survie moyenâgeuse des villageois.
"Sous le toit du monde", Sagamartha, le plus haut sommet au-delà de 8000 mètres, c'est l'enfer. Dahlits, les paysans luttent pour survivre malgré les intempéries, le froid et les maladies; sans eau ni électricité, dans la crasse, les immondices et l'analphabétisme, ils espèrent que leurs fils deviendront des sherpas, des "hommes libres". L'alcool les rend violents et leurs épouses en paient le prix :"aucune n'est épargnée par la loi des hommes et des traditions", privée de tout droit d'héritage car "un homme au Népal a tous les droits sur sa femme et sur les filles et autres femmes de sa famille". Des proxénètes viennent rabattre les fillettes pour les envoyer "dans les bordels de Bangkok ou de Calcutta".
La crasse n'épargne pas Katmandou, l'ancienne capitale des rois Newars. Néanmoins la ville "grouille d'activités" et son explosion démographique a enseveli depuis longtemps ses "merveilleux palais". Mais ce bazar coloré a sa face sombre; à la nuit les ombres rôdent —maoïstes, militaires, mafias?— et le kukri, ce couteau à lame effilée, élimine bien des journalistes : "on gagne une misère et on se fait tuer sans comprendre". Cependant, dans le quartier de Thamel, de bars en boutiques à souvenirs, les touristes ne veulent pas plus voir que la jeunesse éduquée, prête à poursuivre ses études en Occident et non à s'investir pour le petit peuple.
Simples trekkeurs ou alpinistes chevronnés, tous veulent se mesurer à la "zone de la mort" au-dessus de 8000 mètres, à la fois exaltés et terrifiés de risquer leur vie par orgueil personnel ou par mysticisme. Leur lumineux héroïsme cache aussi ses noirceurs : leurs déchets et détritus souillent les sommets, et qui monte en free-lance sans payer d'assistance n'est pas secouru s'il tombe, comme D. Sharp en 2006.
Long reste le chemin du Népal vers la modernité. Même convaincues de parvenir à faire évoluer les mentalités, la lutte des femmes journalistes confrontées aux hommes et aux traditions reste dangereuse car "on ne brave pas la demeure des neiges".
• Bernadette Pécassou. Sous le toit du monde. Flammarion, 2013, 305 pages.
Chroniqué par Kate