“Roman” dit la couverture. C'est plus vendeur ainsi, car il s'agit de sept nouvelles réunies autour d'un thème : l'écrivain. Il importe de savoir que l'écriture qui se rencontre ici, d'un texte à l'autre, est placée sous le signe de l'échec, de la mort, de la folie. Et que cette écriture s'inscrit dans ce que l'auteur a créé et baptisé post-exotisme. Rien de romantique!
C'est d'abord l'échec qui guette les écrivains. Assassin, Mathias Olbarne le non-héros du premier texte (Mathas Olborne) a certes été publié mais n'y a pas eu plus de quarante ventes pour son premier livre, et moins encore pour le second. Un auteur qui rend hommage à tous ceux qui l'ont aidé au cours de sa longue œuvre littéraire (Remerciements) étend même sa reconnaissance parodique à ceux —suit une longue liste de noms— « dont les critiques malveillantes, les petites recensions mesquines et les impardonnables silences ont considérablement pesé dans l'insuccès de mes livres et dans ma relégation au sein de la corporation des auteurs difficiles, à laquelle je n'appartiens pas et envers laquelle je n'éprouve aucune sympathie ». Un autre auteur (La stratégie du silence dans l'œuvre de Bogdan Tarassiev) ne rencontre pas davantage le succès escompté : il en veut aux critiques. « Ces cinq livres signés Jean Balbaïan ne plurent pas au public. Quant aux critiques, ils s'exprimèrent peu sur Balbaïan, mais quand ils le firent, ce fut pour en dire pis que pendre. » Souligner ainsi l'insuccès suggère que l'auteur a difficilement percé dans le monde littéraire défendu par le rempart des critiques, mais je pense plutôt qu'il s'agit d'une coquetterie de sa part, sinon d'une provocation. D'ailleurs cette supposée faiblesse est métamorphosée en force par Tarassiev : après « vingt-trois ans de retraite muette », « on peut considérer qu'il a élaboré une poétique à usage personnel — selon laquelle l'exécrable réception de ses livres devient une condition nécessaire de qualité et d'existence ». Comme si le meilleur c'était la célébration du pire. L'auteur dirait : humour du désastre.
Après l'échec c'est la folie que connaissent naturellement ces écrivains inhabituels. L'assassin Mathias Olborne survit dans l'asile psychiatrique où sa sœur l'a expédié. Linda Woo (Discours aux nomades et aux morts) croupit dans une cellule d'un quartier de haute sécurité et sombre dans la folie. Ailleurs, un écrivain est torturé par les fous sanguinaires qui ont pris le pouvoir dans l'asile (Comancer) et avant d'être tué par eux, il se remémore ses débuts d'écrivain, à l'école primaire, quand il notait ses contes sur des protège-cahiers. La folie conduit assez logiquement à la mort. Si l'auteur de Remerciements se contente de collectionner des titres aux mots tristement évocateurs — “Enfer”, “Naufrage”, “Pandémie”, “Pandémonium”...— une autre nouvelle fait entendre la voix d'un cadavre ambulant (La théorie de l'image selon Mara trois-cent-treize) et Mathias Olborne compte jusqu'à 444 avant de se suicider ou de ranger son revolver. L'écrivain Tarassiev tire sur un ministre puis se suicide. À la septième nouvelle, le livre s'achève sur la pendaison de Kiriline, le dernier non-héros.
Echec, folie et mort sont les ingrédients essentiels que Volodine place au centre de la création romanesque qu'il nomme “post-exotisme”, cet étrange mouvement auquel l'auteur donne vie par ses avatars : Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, voire Maria Soudaïeva. Un non-héros, porteur de la voix de Volodine l'affirme : « Le contexte est toujours celui du chaos politique et de la nuit ; les personnages parlent peu ; plutôt que de progresser dans un univers connu du lecteur, ils plongent dans des enfers troubles, ils accomplissent des rituels obscurs ; le monde dans lequel se déroule l'action a pour base une société close sur elle-même, totalitaire, qui fonctionne sur la barbarie intellectuelle, la propagande et le mensonge. Détectives, victimes et assassins se perdent là-dedans, et, si l'on excepte les rares adeptes du post-exotisme, les lecteurs rechignent à s'égarer avec eux jusqu'à la dernière page ». Le siècle dernier a été marqué par les dystopies barbares que furent le nazisme et le communisme sous la forme du stalinisme et de variantes non moins exécrables : soit « dix décennies de douleur à grande échelle ». En effet « Les écrivains du post-exotisme [dit encore Linda Woo] ont en mémoire, sans exception, les guerres et les exterminations ethniques et sociales qui ont été menées d'un bout à l'autre du XXe siècle… » Dans ce monde anti-humaniste, où l'homme est un loup pour l'homme, tous les personnages créés par Tarassiev sont nommés Wolff ou des variantes, Wolf, Wulff, etc.
Parmi les hétéronymes de l'auteur, on ne s'étonnera pas que celui de Volodine, à la sonorité si russe, soit le principal puisque le monde de la fiction tend ici à se rapprocher des heures sombres de l'URSS : au point que la nouvelle ultime (Demain aura été un beau dimanche) voit le personnage principal, Kiriline, bâtir une œuvre constituée, à la manière d'un Mémorial, de la récitation des victimes du NKVD. Dans le récit de sa grand-mère, récit qu'il se remémore en boucle, sa naissance est marqué par la tragédie personnelle —la mort de sa mère suite à l'accouchement— et la tragédie collective — les salves du NKVD fusillant leurs proies. Kiriline a finalement découvert qu'au moment de sa naissance ce n'étaient pas les cloches qui sonnaient, comme le prétendait sa grand-mère, mais les fusils du despote tirant sur ses ennemis imaginaires exécutés près de Moscou le 27 juin 1938. Cinquante ans plus tard, le 27 juin 1988, en pleine perestroïka, Kiriline se suicide pour son anniversaire : fin de l'homme rouge ?
Dans ce livre où Volodine invente tant d'autres lui-mêmes on aura toutefois remarqué un coup de chapeau à un confrère bien réel, H.P. Lovecraft. Je n'en ai pas trouvé d'autres. Alors je cite le passage extrait de la nouvelle (Remerciements) :
« Merci à mon ami Fredo Chang, qui a découvert pour moi l'adresse permanente de l'Arabe dément Abdul al-Hazred, auteur du Necronomicon, et m'a fermement incité à aller sur place vérifier que le livre existait vraiment et que son rédacteur célèbre n'était ni décédé en 743 à Damas, ni dément, ni une légende. Par lâcheté, je ne me suis pas pressé de me rendre à Bruxelles au 9, rue de la Montagne-au-Chaudron, où le poète habitait, selon Fredo Chang, un assez vaste appartement. J'ai en revanche pris des notes sur cette résidence luxueuse qui n'avait rien de lovecraftien, et je l'ai décrite dans mon roman Nouvelle vie. »
• Antoine Volodine : Écrivains. Seuil, 2010, 185 pages. (Vidéo).