Le titre espagnol “Rabos de Lagartijà” est fidèle au récit : Paulino et David, deux gamins de quatorze ans chassent des lézards dans le ravin qui borde le jardin de la maison de l'un d'entre eux afin de leur couper la queue… En français, s'il y a un lézard, c'est que tout ne va pas bien : c'est le moins qu'on puisse dire de ce roman profondément triste du grand auteur catalan. Le roman se situe dans un quartier périphérique de Barcelone, Guinardo, familier aux lecteurs de Marsé, dans la plus triste époque du franquisme : en 1945, avec une conclusion en 1951.
Locataire dans la maison à moitié vide d'un oto-rhino décédé, Rosa Bartra n'a pas une vie lumineuse malgré sa flamboyante chevelure rousse. Victor, anesthésiste, libertaire et alcoolique et sans doute aussi mari volage, a échappé à l'arrestation en s'enfuyant à travers ce ravin. Rosa, presque sans ressources et enceinte de plusieurs mois, n'a plus de nouvelles de lui et l'inspecteur Galván n'en tirera aucun indice malgré les petits cadeaux qu'il se met bientôt à lui offrir ; c'est plutôt elle qui, peu à peu, demande des nouvelles du fugitif qu'elle affirme aimer toujours. Les visites répétées du policier provoquent l'hostilité grandissante de David, le fils de Rosa, qui vient d'être mis à la porte du collège pour un geste qui n'est pas sans évoquer l'idéal anarchiste de son père. Cette tension croissante amène David à rechercher comment nuire à l'inspecteur Galván et si possible l'éloigner de sa mère. Pourtant, il n'est pas bon qu'à ce stade de sa grossesse elle soit seule si longtemps tandis que son fils passe des heures chez un photographe qui “fait” les mariages.
Mais dire ainsi les bases de l'intrigue n'est pas suffisant pour montrer l'intérêt de ce roman. Son originalité tient davantage à sa narration hors du commun et qui s'éloigne du réalisme habituel de Juan Marsé. Le narrateur est l'enfant que porte Rosa ! Et que l'on retrouvera à six ans lors du drame final. Son récit commence quand l'inspecteur Galván commence à venir interroger Rosa, bien avant qu'ils soient sur le point de tomber amoureux : « …à ce moment-là je ne dois pas avoir plus de trois ou quatre mois… Je le vois comme si ça se passait sous mes yeux en ce moment même… » Mais parler d'un narrateur “in utero” ne suffit pas non plus à souligner l'originalité de l'œuvre de Marsé. Elle se situe bien davantage dans une zone floue, pleine d'incertitude, entre rêverie et réalité, entre affabulations et mensonges.
David rêve de son père membre d'un réseau de passeurs ; il s'agit d'aider des juifs, ou des aviateurs anglais dont l'avion a été abattu en France, à franchir les Pyrénées et à gagner le Portugal ou Gibraltar. Un de ces aviateurs serait tombé amoureux de Rosa, assez rouquine pour lui rappeler quelque irlandaise de sa terre natale et la poésie de William Blake : « O Rose, thou art sick… ». Une photographie découpée d'une revue est punaisée par David sur le mur de sa chambre : ne montre-t-elle pas l'aviateur qui a entretenu une correspondance avec sa mère ? Et si c'était lui qui avait trouvé la mort dans le crash d'un bombardier B-26 Marauder près du village de sa grand-mère ? L'esprit de David vagabonde dans bien des directions ; son père lui apparaît régulièrement dans ses songes, dans ses errances dans le fameux ravin ; cela l'aide à supporter ses acouphènes, séquelles d'un bombardement qui a emporté Juan le frère aîné. David se soucie également de son jeune ami Paulino Bardolet victime d'un oncle pédophile et plus encore d'un pauvre chien malade recueilli après l'arrestation du projectionniste du cinéma Delicias.
Malgré son côté unique, “Les lézards dans le ravin” reprend bien des thèmes chers à l'auteur, à commencer par la peinture du milieu populaire — par exemple dans “Un jour je reviendrai”—, des petites gens qui peinent dans cet après-guerre sous le franquisme détesté (chez les Bartra) ou non (chez les Bardolet). Le cinéma est un autre important leimotiv : dans un passé récent, Victor est entré « au Service d'hygiène de la mairie pour les travaux de désinfection et de dératisation des salles de cinéma » — activité que l'on retrouvera dans “Calligraphie des rêves”. Comme dans les films noirs américains, les enquêteurs (flics ou privés) jouent un rôle essentiel. David demande à l'inspecteur Galván où en est l'enquête sur un suicidé car « il a vu un homme qui s'était pendu sous une tonnelle de la rue Legalidad », épisode déjà vu dans la nouvelle “Histoire de détectives”, également marquée par les racontars des gamins. Le tramway qui sert ici à la fin du roman est celui de la nouvelle “Plate-forme arrière” ou du début de “Calligraphie…”. À ces multiples échos ou citations, on comprend bien la cohérence des éléments du monde recréé par Marsé : c'est la marque d'un grand écrivain. Mais, si je dois donner un avis plus personnel, je préfèrerais citer d'autres titres de cet auteur avec une structure narrative moins “capilotractée”.
• Juan Marsé : Des lézards dans le ravin. Traduit par J-M Saint-Lu; Bourgois, 2001, 403 pages (folio).