Pour tout savoir sur le bourgeois de Paris du XIIIe au XVe siècle, cet ouvrage du médiéviste Jean Favier est incontournable ! Je recommande au lecteur de commencer par la fin, pages 625-628, où l'auteur l'informera des sources disponibles sur le sujet : pas d'état-civil (les registres paroissiaux ont brûlé en 1871), et « c'est seulement à la fin du XVe siècle que commencent les fonds des minutes des notaires parisiens. » Et comme si ça ne suffisait pas « Aucun notable parisien de ces siècles n'a laissé les documents de gestion de ses affaires commerciales, bancaires, ou artisanales. Là encore Paris n'est pas en Toscane. » Autant dire que l'écriture de ce livre a nécessité des décennies de travail patient.
• Le bourgeois de Paris habite plutôt sur la rive droite que la gauche, espace des étudiants et de l'Université, sur les ponts aussi, qui supportent des boutiques et des habitations quand la Seine ne les balaie pas lors de fortes crues dont la dernière mentionnée est celle de 1499. Paris a pris ses allures de capitale sous le règne de Philippe-Auguste ; il lui donne une enceinte que remplacera celle de Charles V. Ces bourgeois vivent sous le regard et le contrôle de la Prévôté, au Châtelet, comme sous le regard de l'évêque, et la proximité de l'Université. Mais pas toujours d'un roi de France puissant : que l'on pense aux temps de l'occupation anglaise, des querelles des Armagnacs et des Bourguignons, ou du repli du Dauphin dans la ville de Jacques Cœur ! Les bourgeois sont d'abord des hommes de métier, membres d'une profession précise. Ils sont notamment organisés depuis le milieu du XIIe siècle avec la « Hanse des marchands de l'eau » en raison de la navigation sur la Seine et de l'existence du port de Grève où est débarqué l'essentiel de l'approvisionnement de Paris. La Prévôté des marchands (supprimée de 1383 à 1411) organise la vie économique. Le premier prévôt des marchands connu apparaît en 1263 : Evroin de Valenciennes ; il est entouré d'échevins. Ces autorités élues ne sont pas issues d'une commune mais du commerce, de la marchandise comme leur titre l'indique : au fil de la lecture, on remarque les patronymes des notables, ceux de la Maison aux Piliers —ce sera l'Hôtel de Ville plus tard…— qui orne la couverture du livre (illustration d'après le missel du bourgeois Jean Jouvenel des Ursins). Ces notables s'appellent Arrode, Barbette, Cocatrix, Gencien, Pizdoe, etc... Ces dynasties se renforcent par les mariages (cf. tableaux pages 643-644) et les parrainages de leurs enfants. Les décennies passent, les lignages restent.
• L'entre-soi est d'autant plus net que ni l’Église ni l'Université n'attirent ces familles bourgeoises ; moins encore que la carrière des armes puisque ces bourgeois ont l'obligation du guet et parfois de prendre leur chère arbalète pour aider le roi à combattre son ennemi en Flandre par exemple. Par contre les offices de l'administration royale forment l'alternative à la boutique. Cela conduit parfois à l'anoblissement, même dès le XIVe siècle, à moins que le bourgeois parvenu ne se contente d'acheter une terre à un noble désargenté : un fief. Passé la Grande Peste, et encore plus après 1450, les bourgeois parisiens achètent des terres aux alentours : notamment des vignes proches du marché de consommation en un temps où le transport est cher et où le vin ne vieillit pas. « On connaît un procès, en 1303, où un bourgeois en accuse un autre de lui avoir vendu du “vin vieux“ pour du vin de l'année » ! Les belles fortunes bourgeoises aboutissent à réunir trois maisons pour former un hôtel — je ne confonds pas avec le Monopoly ! — chaque parcelle continuant à devoir un cens propre. Aux fenêtres, on déroulera les tapisseries pour les fêtes importantes, telle une entrée royale dans la ville.
• Bien que principale ville du royaume sinon d'Europe, Paris est un peu à l'écart du grand capitalisme international qui unit Flandre et Italie du Nord. Loin de compenser le déclin des foires de Champagne, la foire du Lendit est surtout une affaire régionale, à l'échelle géographique du bassin parisien : « On a perdu une part du marché européen » (p.314). Le bourgeois parisien n'est pas conscient de l'importance de l'ouverture des lignes commerciales atlantiques des Génois vers Bruges — l'innovation de Spinola en 1277. « Du bouleversement qui s'ensuit, le bourgeois parisien est peu conscient. Il n'a pas en tête la carte de l'Europe. Marchand de l'eau, il est marchand sur la Seine, non sur l'Océan. » (p.315) D'ailleurs, après la Grande Peste et durant la dépression démographique et économique qui s'étend sur un siècle, jusque vers 1450, les marchands italiens deviennent peu nombreux. On les qualifie évidemment de Lombards même s'ils sont Toscans ; quelques-uns s'installent durablement et francisent leurs noms : « Musciatto devient Mouche et son frère Albizzo est sire Biche (…) La première fortune du Paris de 1296, Aguinolfo degli Arcelli, prend le nom de Gandoufle d'Arcelles.(…) C'est comme Arnoulphin que l'on connaît à Paris le Giovanni Arnolfini dont Jan Van Eyck a immortalisé les traits. » (p.127) Le bourgeois parisien va plutôt s'intéresser aux rentes et aux finances du roi, qu'au grand commerce où brillent les Italiens et les Flamands.
• L'ouvrage est immensément riche! La rédaction est émaillée d'anecdotes en nombre incalculable et certaines sont réjouissantes... On goûte la langue de l'époque avec des citations de Villon, des règlements des métiers, des statuts des confréries ou de registres des cours de justice. On découvre tout un vocabulaire disparu (exemple “conil“ pour lapin) tandis que l'écriture de l'auteur semble souvent influencée par les tournures désuètes. Pour ces raisons, le lecteur de 2013 aura quelque mal pour tout comprendre sans compter que d'autres difficultés l'attendent, à commencer par la rareté des idées générales en début ou en fin de chapitre. S'il s'agit de retrouver un personnage, un index y pourvoit, mais s'il s'agit d'un nom commun, pas d'index des contenus, la table des matières avec ses 4 pages est alors essentielle pour naviguer dans cette somme monumentale et tenter de retrouver ce que l'on cherche ; mais le plan thématique d'un aussi gros ouvrage n'est pas toujours limpide et comporte forcément des pièges. L'histoire des ports est page 57 mais celle des ponts est page 377 au chapitre intitulé “Deux Rives“. La fréquentation des étuves, si importante pour l'hygiène, est étudiée avec la prostitution dans le chapitre “Des Mondes à part” : le chapitre “Les Aventures“ ne concerne pas les aventures galantes de quelques bourgeois mais les soubresauts politiques du temps d'Etienne Marcel. Un cahier d'illustrations marque le milieu du livre, mais le livre est dépourvu de notes infrapaginales — qui auraient été trop nombreuses ? — de même qu'en fin de chapitre ou en fin d'ouvrage. Enfin cette somme de connaissances sur Paris entre 1200 et 1500 est privée de toute carte ce qui restera un handicap pour de nombreux lecteurs vu la fréquence des références aux noms de rues et de paroisses. Pour pallier cette lacune on devra se reporter aux diverses cartes du site spécialisé Atlas historique de Paris.
• Jean Favier. Le Bourgeois de Paris au Moyen Âge. - Tallandier, 2012, 667 pages.