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Goncourt du premier roman en 2012, ce récit très documenté, inspiré d'une histoire vraie, retient l'attention autant par sa construction narrative que par sa réflexion sur l'acculturation. Narcisse Pelletier, matelot vendéen, abandonné à la moitié du 19° siècle sur une plage d'Australie vécut dix-sept ans dans une tribu aborigène avant d'être découvert par des marins anglais et ramené en France. Jamais aucun naufragé n'avait connu aussi longue épreuve. Confié pendant quatre ans aux bons soins d'Octave de Vallombrun, membre de la Société de Géographie, celui que tout Paris surnomme "le sauvage blanc" constitue un objet d'étude scientifique : on espère connaître grâce à lui ces "sauvages" australiens; on souhaite aussi mener une expérience de reculturation et « décrire aussi complètement que possible les transformations d'un Blanc devenu sauvage et qui redevient blanc.» Ethnologie, anthropologie, connaissance des mécanismes mémoriels en sont à leurs balbutiements, entravées par les préjugés des européens "civilisés". Qu'advint-il-donc de ce "sauvage" de retour au pays natal?

 

 

Ce jour de novembre 1843, le Saint Paul mouille au large de l'Australie; à bord trois malades, au loin la tempête menace. Quelques marins débarquent pour chercher de l'eau; le mousse Narcisse Pelletier se perd dans une combe; de retour sur le rivage, la chaloupe a disparu. Souffrant de la soif et de la faim il garde cependant l'espoir que le Saint-Paul va revenir le chercher. Il se remémore son premier embarquement à Nantes à quinze ans pour une « vie sans douceur ». Au cinquième jour, lui qui ne sait qu'obéir suit une vieille femme noire qui lui donne à boire jusqu'au campement nomade d'une cinquantaine de "sauvages" tous nus. Lui qui ne sait rien des peuples australiens craint d'être dévoré et ne comprend pas leurs comportements à son égard. Au début nul ne semble lui prêter attention, ni haine ni bienveillance. « Tout lui inspir[ait] l'horreur et le dégoût », il refuse tout échange, se répète sans cesse son nom pour « rester vivant », élabore des projets de fuite. Peu à peu les aborigènes l'adoptent; ils lui ôtent ses vêtements, lui coupent l'oreille gauche attirés par son anneau de laiton; ils le nomment "Amglo", lui rasent la tête et le tatouent. Narcisse ne cesse de les invectiver — « Vous ne parlez pas, vous grognez; vous puez ». Portant au fil des longues marches entre désert et forêt, il prend conscience qu'il ne pourrait survivre sans eux; il s'habitue, imite leurs gestes, se rend utile en ramassant des coquillages. Peu à peu sa mémoire « efface, dissout son passé », jusqu'à ses nom et prénom devenus « inutiles »: tenté par le suicide, il se sait « mort ». Mais il renaît, se pare des dessins des indigènes, rit avec eux et apprend quelques mots : il devient l'un des leurs et découvre la tolérance, le respect et la liberté, qu'il n'avait pas connus dans sa culture d'origine. Mais en février 1861 les marins du John Bell le ravissent à sa nouvelle famille : bien qu'ensauvagé il reste à leurs yeux un blanc qu'ils croient sauver…

Octave de Vallombrun n'a aucune formation scientifique, aucun outil conceptuel, aucune méthode : incapable d'empathie pour l'ancien matelot il avance à l'aveugle en le harcelant de questions; les préjugés le poussent à croire que ces « sauvages n'ont rien à transmettre »; s'y ajoute le mépris des membres de la Société de Géographie qui contestent ses conclusions : ce "sauvage" n'est pour eux qu'un imposteur ou un retardé mental. Octave en vient à douter. Si l'intelligence de Narcisse Pelletier appert, il n'apprend pas le français, sa mémoire lui en restitue des éléments : pas d'amnésie. Discret, aimable il se rend utile et aide les gardiens du phare des Baleines dans l'île de Ré. Pourtant il n'a que les apparences d'un blanc "civilisé": tel un animal bien dressé, il semble absent des comportements que l'on attend de lui. Il reste muet sur sa vie en Australie et ne manifeste des émotions que lorsque le contexte favorise leur surgissement, suscite son empathie; ou quand l'impératrice s'adresse à lui avec bienveillance et sans agressivité. O. de Vallombrun comprend que Narcisse Pelletier se tait volontairement car pour lui « parler c'est mourir ». Aurait-il trouvé le bonheur parmi les aborigènes et refuserait-il toute réinsertion dans la civilisation occidentale? De fait, l'ancien marin a connu là-bas une seconde naissance, un seconde vie plus chaleureuse ; dès lors pour lui « la Paix est dans la Fuite », son protecteur ne peut que l'admettre.

F. Garde a su restituer l'état d'esprit des intellectuels européens de l'époque pour qui l'Autre restait l'étrange étranger. Il fait pressentir à Octave les difficiles débuts de l'anthropologie : « On ne peut connaître les peuples sauvages car qui les observe les change ». Il restait à inventer l'observation participante et la neutralité objective pour faire comprendre aux Blancs "civilisés" que ces "sauvages", leurs frères, avaient à leur apprendre.

 

François GARDECe qu'il advint du sauvage blanc. Gallimard, 2012, 380 pages. Folio n°5623.

 

Chroniqué par Kate

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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