Bien que converti au Bouddhisme depuis des années, M. Ricard ne fait pas de prosélytisme dans ce foisonnant essai, fruit de cinq ans d'investigations. Il embrasse en humaniste les problématiques mondiales contemporaines : les crises économique, sociale, écologique où toujours l'intérêt réduit la raison au silence. Afin d'éviter les catastrophes annoncées, M. Ricard plaide pour l'altruisme "véritable fil d'Ariane, clé de la résolution" de ces conflits,"il n'est pas un luxe mais une nécessité". Il sait les objections que cette thèse peut susciter et se défend de toute accusation "d'idéalisme naïf": "l'égoïsme existe, mais l'altruisme est inhérent à la nature humaine et peut être cultivé sur le plan personnel et encouragé au niveau sociétal".
"Disposition à s'intéresser et à se dévouer à autrui", selon le dictionnaire, l'altruisme se fonde pour l'auteur sur l'empathie et présente deux facettes: la compassion et la bienveillance. Capacité à "ressentir l'autre de l'intérieur", l'empathie permet de comprendre sa souffrance sans pour autant l'éprouver soi-même. Elle diffère de la simple résonance émotionnelle comme de la pitié et de la charité, attitudes de supériorité condescendante, voire méprisante. Ce décentrement hors de soi mène à compatir, à vouloir éradiquer la souffrance d'autrui. Mais le véritable altruisme va au-delà, dans le souci de contribuer au bonheur d'autrui, sans jamais rien en attendre en retour. Il diffère de l'altruisme "de façade", de ceux qui "aident les autres parce qu'ils ont un profond besoin d'approbation ou d'affection". Mais aussi, comme le prouvent des études en laboratoire, parce que l'on va mieux soi-même du simple fait de s'occuper des autres.
M. Ricard croit à "la part de bonté inhérente à la nature humaine" même si "les êtres humains sont capables du meilleur comme du pire". Apparent paradoxe qu'éclaire la voix d'un conte : un vieil homme amérindien enseigne à son petit-fils que chacun abrite "une lutte entre deux loups"; l'un est mauvais, l'autre bon. "Ces deux loups se battent en toi comme dans tous les hommes". L'enfant lui demande lequel va gagner : "celui que tu nourris répond le grand-père". À chacun à choisir de cultiver sa part bonne.
M. Ricard réfute avec virulence les philosophes pessimistes tel Plaute qui estimait que "l'homme est un loup pour l'homme", Nietzsche pour qui l'altruisme est signe de faiblesse ou Freud, chantre de l'agressivité constitutive de la nature humaine. Pour lui, ce sont les circonstances, le contexte d'existence qui génèrent l'égoïsme, la haine et la violence. M. Ricard se démarque aussi de Rousseau : il ne prétend pas à la totale bonté humaine que corroderait la société. Il sait que "l'on peut prendre plaisir à faire souffrir autrui", mais, à l'inverse, certains adultes résilients d'une enfance maltraitée consacrent leur vie aux autres.
Comment s'engager dans la voie de l'altruisme? C'est un "état mental, une motivation" à l'entraide , une décision prise en pleine conscience qui induit une transformation de l'esprit dont chacun est capable. Il suffit de se rendre compte de son niveau de surdité et d'aveuglement à autrui, quand on sacrifie à la mode de la réalisation de soi, et que l'ego boursoufflé s'englue dans l'illusoire bonheur de la consommation. En outre, la plasticité du cerveau permet ce changement intérieur même aux plus âgés ; de plus "à l'école il n'est pas vain d'encourager la coopération, la solidarité"; et "il ne faut pas modérer l'altruisme inné de l'enfant". Enfin l'ignorance engendre la méfiance et le rejet : connaître la culture et les valeurs d'autrui contribue à mieux le comprendre et l'aider.
Certes M. Ricard sait convaincre et convoquer des preuves irréfutables ; il détecte des signes d'une évolution des mentalités, par exemple lors d'une catastrophe naturelle où les réactions d'entraide solidaire et désintéressées l'emportent selon lui sur les scènes de pillage.
Encore faut-il trouver en soi la force morale suffisante pour tenir à distance son égoïsme comme ses propres souffrances afin d'entendre celles d'autrui. Quant à espérer influencer les grands de ce monde, on reste dubitatif. Les Gandhi sont rares… Toutefois, l'optimisme raisonné de M. Ricard incite à faire un effort pour développer notre empathie et notre bienveillance. Et si notre altruisme reste encore intéressé, en avoir pris conscience constituera le premier pas sur la voie ouverte par M. Ricard!!
Chroniqué par Kate
• Matthieu Ricard : Plaidoyer pour l'altruisme. La force de la bienveillance. - NiL, 2013, 916 pages.