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Nul n'ignore ce qui se passa à Sarajevo le 28 juin 1914. Et pourtant... Velibor Čolič choisit cette date légendaire pour faire tourner sous nos yeux un carroussel, à la fois historique et fictif, qui nous entraîne avec une belle dose d'ironie dans un passé cruel et dramatique. “Sarajevo omnibus" ne transporte certes pas toute la ville, mais la galerie des acteurs n'est pas si brève qu'on l'attendrait d'un texte de 170 pages. Le pont sur la Miljacka, près duquel s'est produit l'attentat qui causa la fin de l'Empire austro-hongrois, fut construit en 1541, reconstruit en 1565, en 1798, en 2004 : comme s'il servait de toile de fond à une histoire sans fin. L'assassinat de François-Ferdinand et de son épouse Sophie a été dû aux quatre balles tirées par Gavrilo Prinzip, au nom de la "Main Noire". Une cinquième aurait tué le rabbi Baroukh Abramovicz. Le pauvre homme s'était déplacé en compagnie de l'iman Mehmet Korkut et du curé Latinovič pour honorer de sa présence l'héritier du trône.

 

Prinzip n'a pas agi seul : Nedeljko Cabrinovič lança une bombe qui explosa sur la voiture qui suivait celle du couple princier. Les deux terroristes moururent en prison de tuberculose. Chef des services secrets serbes, le colonel Dragutin Dimitrievič Apis, surnommé l'Abeille, avait créé l'organisation subversive. Elle était financée par un diplomate tsariste, Viktor Aleksandrovitch Artamanov, qui mourut à Odessa en 1918 sous les balles bolcheviques. Ivo Andrič faisait aussi partie de ce cercle d'étudiants, amateurs de chansons patriotiques serbes et de slivovitz, mais il eut la bonne idée de ne pas s'impliquer beaucoup dans le changement du design de la carte de l'Europe, et par conséquent ce jeune croate, ultérieurement serbe, permit à un jury scandinave de lui décerner un jour le Nobel de Littérature.

La collection de personnages aux noms délicieusement exotiques ne s'arrête pas là. Outre les hommes de religion déjà cités, les événements eurent aussi comme témoin « l'unique bosniaque à avoir peur de sa femme », le hodja Ildan Dizdarevič volontiers occupé à recueillir les plantes médicinales sur les collines des alentours loin d'une épouse « proférant les pires jurons qu'on puisse imaginer dans ce mélange de langues.» Le Sarajevo de Velibor Čolič est la ville de toutes les frontières, une macédoine de cultures : on y parle croate, serbe, slovène, grec, turc, ladino, italien, tchèque, russe, italien, allemand et même... hongrois, langue dans laquelle jura Nikola Barbarič —l'aïeul de l'auteur— qui eut la mauvaise idée de se marier le 28 juillet 1914, jour de la première déclaration de guerre de cette époque furieuse.

Brassant grande et petite histoire, le roman de Sarajevo ne se résume pas à celle d'un crime qui fit dix millions de victimes dont trois ou quatre empires. Le siège de 1992-1995 détruisit en partie la bibliothèque jadis construite pour servir de résidence au gouverneur. Au catalogue de cette bibliothèque pourrait figurer un jour la Haggadah de Sarajevo, somptueux livre de prières orné de miniatures, rapporté d'Espagne par les sépharades fuyant l'Inquisition, et dont "Sarajevo omnibus" est aussi l'histoire. Envoyé par Alfred Rosenberg, un gestapiste élégant qui aimait le cognac la morphine et Carl Orff, ne réussit pas à s'emparer de cette merveille juive sauvée in extremis par un héros que Tito condamna comme islamiste et fit enterrer dans une île perdue de l'Adriatique.

Éblouissant !

 

• Velibor Čolič : Sarajevo omnibus. Gallimard, 2012, 173 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #Bosnie
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