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Cet étonnant roman rédigé entre 1930 et 1934 témoigne des tensions qui s'accumulaient en Europe. On y sentait « une odeur de dynamite » et « un bouillonnement » que ne percevait pas la France engoncée dans son esprit cartésien et préoccupée des dessous de l'affaire Oustric.

 

Le narrateur séjourne en Roumanie au service de la compagnie pétrolière qui l'a engagé comme architecte : « De Paris, on voit mal les affaires européennes... Trop de certitudes, trop de solides accoutumances de pensée alors qu'il y a en Europe trop de convulsions et de décompositions pour que le paysage ne soit pas faussé si on le regarde de Paris ». En Roumanie, le narrateur retrouve Ghita Blidaru son ancien professeur : « Nous avons sorti un atlas de sa bibliothèque et nous l'avons ouvert à la carte de l'Europe pour y marquer au crayon les centres de crise qui confirment aujourd'hui ses anciennes prévisions. Il a pris le crayon de ma main et l'a pointé, à peu près au milieu, sur Vienne. — Le nœud est là. C'est à partir de là que tout va éclater...». De fait, des troubles éclatent dans la cité pétrolière d'Uioara, comme un début de révolution, avec des rumeurs de soulèvement des paysans qui auraient incendié la raffinerie. Mais il ne s'agit que d’une « déflagration sans lendemain ». L'un estime que « le grand soir » est proche et l'autre prédit que « les gibets ne chômeront pas » et qu'il « faut absolument que ça pète…» C'est aussi l'avis de Ghita Blidaru qui a confié au narrateur les plans de sa villa : « Je sais que la terre tremblera demain et j'élève les murs de ma maison. Ce n'est pas comique ? Non, vraiment ! Les temps ne sont pas à la construction, ils sont à la démolition.»


 

La crise de 1930 vient raviver les passions antisémites que le narrateur, alors étudiant, a évoquées au travers de la flambée des années 1922-1923. L'antisémitisme ne connaît pas de frontières. L'ami qui a fait le choix de la Hongrie y est rejoint par les troubles qui le décident à s'exiler en France où selon le narrateur « Il existe, entre l'esprit juif et les valeurs françaises, une zone d'isolement ». A Bucarest, le narrateur suivait les cours de Ghita Blidaru – personnage démarqué du philosophe Nae Ionescu– dont les idées stimulaient toute une génération ; les idées du professeur ont glissé vers « l'antilibéralisme » et le culte de l'identité nationale roumaine. Même Mircea, son patron de l'agence d'architecture, se laisse aller aux injures antisémites, écho des manifestations et des torchons qui les diffusent. « Ce qui est grave, ce n'est pas que trois gars puissent se poster à un coin de rue pour hurler "Mort aux youpins" mais que leur cri puisse passer inaperçu, banal comme la cloche du tramway.»


 

De son véritable nom Iosif Hechter, Mihail Sebastian a vécu en victime les passions antisémites roumaines. "Depuis deux mille ans" balaie du regard la minorité juive qui vient de s'étoffer en Roumanie à l'issue de la Grande Guerre, la Transylvanie précédemment austro-hongroise et la Bessarabie précédemment russe venant de lui être rattachées. Il y a le vieil érudit dont la patrie est « le ghetto —  c'est-à-dire le monde entier » ; c'est Abraham Sulitzer (« mon vieil Ahasvérus ») qui vend des livres en yiddish : « il fait le courtier entre les imprimeries d'Allemagne ou de Pologne et les lecteurs des ghettos moldaves » répandant « la culture européenne en jargon ». Il y a les militants sionistes comme Sami Winkler, travaillé par l'émigration : « si je pense aux jeunes gens de mon âge qui ont laissé tombé les bouquins pour aller manier la bêche dans je ne sais quelle colonie palestinienne, je me demande si cette rupture est (…) un acte d'héroïsme, ou seulement un acte de désespoir». L'installation des Juifs en Palestine est-elle la solution de la question juive ? « Comment faire tenir un peuple de quinze à dix-sept millions de personnes dans un pays pas plus grand que trois départements ? Que faire des indigènes arabes, qui ont bien droit de mourir de mort naturelle et non pas d'extermination sioniste ?» Le sionisme n'est-il pas instrumentalisé par les Puissances ? « La Grande-Bretagne a besoin d'une homme de confiance qui fasse barrage sur son canal de Suez, alors elle a concocté la fable du "foyer national juif" ». Finalement après un stage « dans une ferme de Bessarabie organisée par les sionistes pour la formation des pionniers » Winkler s'embarque à Contantza pour Haïfa, provoquant le doute du narrateur : « trouvera-t-il une paix judaïque ? Je n'ose pas y croire ».


 

Ce roman autobiographique nous touche parce qu'il nous confie un double malaise. D'abord « la triste condition de l'engeance dont je fais partie et qu'on nomme "intellectuels" (…) Que faire de ces plantes d'appartements, incapables de supporter le grand air?» Et puis, « il y a certainement une circonstance aggravante dans le cas de l'intellectuel juif, deux fois expulsé du jeu actif de l'existence, une première fois en tant qu'intellectuel et une deuxième fois en tant que Juif ». Mihail Sebastian multiple les formules. Juif : « Ce n'est pas une fonction dont on puisse démissionner.» « Être détesté est une obligation métaphysique du Juif. C'est sa fonction dans le monde.» « Il a à perdre l'habitude de souffrir » « Pays, patrie, nation, héros, tout un vocabulaire interdit.» « Si j'étais au pouvoir, j'essayerais d'en éliminer quelques centaines de milliers » car ils sont les « agents de la décomposition » aux yeux des ultranationalistes roumains qui vont soutenir le gouvernement fasciste d'Antonescu.


 

Bien peu de temps calmes dans ces années de formation. Ce sont celles que le narrateur devenu architecte passe dans le chantier de la ville nouvelle vouée à l'extraction de l'or noir près du village d'Uioara : deux mondes s'affrontent, celui des pruniers, celui des derricks. Là, le jeune architecte fréquente une société ouverte venue de plusieurs pays, tel le boss du pétrole, Rice, venu d'Amérique ou l'anglaise, Marjorie, qui fait chavirer les cœurs et qui fait lire "Shirley" de Charlotte Brontë. Un auteur à (re)découvrir disparu en 1945 victime d'un accident de la circulation.


 

Mihail Sebastian : Depuis deux mille ans. Traduit du roumain par Alain Paruit. Stock, 1998, 339 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ROUMANIE
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