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Delibes étoffe d'un hérosNé et mort à Valladolid, Miguel Delibes (1920-2010) a commencé à publier à l'époque franquiste avant de recevoir en 1983 le prix Cervantès pour l'ensemble de son œuvre. Parmi la dizaine de livres traduits en français, "L'étoffe d'un héros" me semble particulièrement intéressant par son sujet et par la description de la société espagnole des années vingt-trente.

 

Gervasio, le héros de cette histoire, est le rejeton des Garcia de la Lastra. La tradition militaire y est représentée par le grand-père Leon et l'oncle Felipe qui sont tous prêts à voir en Gervasio tout gamin un futur héros de leur cause : l'Espagne aristocratique, royaliste et catholique. Don Leon, encore marqué par les souvenirs d'une jeunesse carliste, est le premier à constater qu'à certaines circonstances Gervasio réagit par une horripilation de tous ses poils : littéralement ses cheveux se dressent sur sa tête, à la faveur d'abord de musiques militaires ! Le récit est d'ailleurs ponctué de ces étranges phénomènes auxquels la mère et l'oncle attribuent une élection divine, tout au contraire du père, don Telmo, médecin naturopathe à l'infime clientèle, mais aux solides convictions rationalistes et républicaines. Ce dernier ne s'aperçoit du "don" de son fils qu'après toute la famille, à l'occasion de la procession de la Semaine Sainte. Au collège (religieux), puis à l'armée — car il s'engage à dix-huit ans dans la marine pour combattre les "rouges"— Gervasio va continuer à connaître, ou plutôt à subir son horripilation, sans devenir un héros pour autant.

 

La structure même du récit souligne bien les étapes de ce roman de formation : l'enfance vécue en compagnie des bonnes et en complicité avec la sœur cadette permet de faire le portrait d'une famille qui se retrouvera bientôt divisée en deux camps. L'auteur n'hésite pas à manier l'ironie : le palais familial est situé face à une maison de rendez-vous, Gervasio et sa sœur épient naïvement les clients des "demoiselles du Friné" quand ils ne s'amusent pas à pronostiquer les passages des convois funéraires vers l'église paroissiale. Dans la seconde partie, l'auteur a su magnifiquement faire revivre les tensions puis les fractures qui mènent à la tragédie, dans une ville qui pourrait bien être Valladolid. Lorsque la monarchie est remplacée par la République et qu'éclate cinq ans plus tard la guerre civile avec son cortège d'atrocités et de massacres —dont sont victimes deux oncles républicains, célibataires, homosexuels, et motocyclistes—, Gervasio est poussé par ses proches à se figurer en nouveau croisé, et à se détacher de son père qu'il juge responsable des événements, du "grabuge" comme dit maman Zita. Le mariage raté de la sœur aînée de Gervasio apparaît le symbole de la cassure de la société espagnole et la prémonition de l'échec de la nouvelle République d'Azaña. La troisième partie —Gervasio à la guerre— laisse moins de place à l'ironie et voit rapidement naître le désenchantement de Gervasio confronté aux péripéties de l'histoire et aux réalités des combats. Il découvre même que ce qui sépare l'héroïsme de la trahison n'est pas un fossé infranchissable. Et aussi que les vrais héros ne sont pas tous des matamores.

 

Dans une écriture classique, c'est un roman incontournable sur l'Espagne de ces années tragiques, autant qu'un remarquable roman de formation.

 

Miguel Delibes - L'étoffe d'un héros. Traduit par Dominique Blanc. Verdier, 2002, 378 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE
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