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Boratav-Beyoglu.jpegBeyoğlu est un quartier d'Istanbul. « Littéralement, le Fils du Bey. Le bey, celui qu'on appelle comme ça ici dans notre rue, la rue Erzurum, c'est le père, et ce père a un fils et ce fils c'est moi. » Le narrateur, un scientifique d'origine turque, très intégré dans la société française et anglaise, dont il parle les langues peut-être mieux que le turc partiellement oublié, retourne brièvement à Istanbul où il est né. Ce séjour provoque un roman où se croisent, d'un chapitre l'autre, l'évocation du passé et de l'actualité, les deux temps se refermant sur le départ pour l'Occident.

 

Le temps retrouvé. Celui de l'enfance, permet d'exposer la vie de la famille dans différents quartiers d'Istanbul, déchue de son rang en 1923 quand Mustafa Kemal dit Ataturk, père de la Turquie républicaine et laïque, choisit Ankara pour ériger une nouvelle capitale. Le narrateur se remémore la vie heureuse avec la tante Belma, à Tarabya ou avec l'oncle Adnan à Fatih, puisque le père et la mère allaient vivre en deux endroits différents. Le  personnage du père, calqué sur le turcologue Pertav Neili Boratav (1907-1998), spécialiste de la culture orale turque, éditeur de recueils de contes, et qui avait pris la route de l'exil en France, car il était inquiété en tant que communiste par un pouvoir qui allait aussi arrêter l'oncle Adnan. La mère travaillait, loin d'eux, comme institutrice à Smyrne.

C'est l'époque des pogroms (1955) au nom de la « turquitude » contre les Grecs et les Arméniens du quartier de Beyoglu, scènes dramatiques qui marquent le jeune garçon et provoquent le déménagement de sa famille d'accueil près du parc Fatih. « On est allés chercher Ömer et tante Belma à Tarabya, en voiture avec l'oncle. Sur le chemin du retour, on a pris la route côtière jusqu'à Ortaköy et, là aussi, on a vu que les maisons avaient été marquées à coups de peinture rouge avant d'être vidées. Certaines avaient brûlé. Dans la rue principale qui traverse le village, devant les yali colorés qui étaient encore debout, il y avait des voitures retournées et carbonisées…» Peu après, le fils ira rejoindre le père à Paris, un paquebot le déposant à Marseille.

 

L'expédition d'Istanbul fait suite à la mort du père. La mère, malade, part la première, soignée dans un service de l'hôpital de Cihangir. Muni d'un passeport turc, le narrateur quitte Londres, son psychanalyste, Hannah son ex-femme, Esther sa maîtresse, son travail  qui le stresse et lui ôte le sommeil. Il est aussi à la recherche d'un hypothétique manuscrit — ou mieux : tapuscrit ? — œuvre du père et maladroitement traduit par un ami. L'acheteur potentiel est un homme d'affaires et riche collectionneur. Au lieu de retrouver ce manuscrit qui n'a peut-être jamais existé, le narrateur retrouve miraculeusement le sommeil en buvant du raki, et rencontre un certain Mustapha qui l'entraîne dramatiquement dans les ruines de Sisli après le séisme du 17 août 1998. Ceci l'amène à rencontrer, dans une vieille mosquée squattée,  un ermite alevi qui le remet sur la bonne voie en réparant sa chaussure en daim. Le narrateur est alors prêt à revenir auprès d'Esther qui est enceinte et se morfond.

 

Avec le père et le fils, la troisième figure de cette trinité est la ville d'Istanbul. Passant de 2 à 10 millions d'habitants entre les deux temps du roman, elle croit plus vite que la Turquie, attirant les habitants des campagnes lointaines, tel ce pauvre Pikaso qui vit dans une cabane près de la villa de vacances de Tarabya. Les bidonvilles se multiplient loin des quartiers touristiques, sur les deux rives du Bosphore : « une périphérie anonyme comme il en existe tant, une banlieue indistincte où rien ne se produit jamais, du moins en surface, et où la réalité de chaque foyer semble consister essentiellement en un épuisement des méthodes de survie usuelles : rafistolage, récupération, décharges à ciel ouvert, assainissement minimal, accès à l'eau plus ou moins potable…»

La circulation dans la métropole est gênée par les embouteillages malgré les grands travaux entamés par le Premier Ministre Adnan Menderes dans les années 50-60. Sur la Corne d'Or, le Bosphore et la mer de Marmara, la navigation est intense grâce au « vapur » autrement dit le  « feribot ». La Ville se contemple dans les couchers de soleil sur la Corne d'Or, dans les pérégrinations dans les quartiers riches des souvenirs personnels ou des errances finales, sur les quais, les rendez-vous dans les bars ou restaurants (Le Crystal, le Sunset Grill). Rien d'un guide touristique : on ne visite pas Topkapi ; on ne visite pas la Mosquée bleue. Il serait intéressant de comparer avec l'Istanbul d'Orhan Pamuk…
 

 

   
Plan d'Istanbul pour localiser l'action du roman -   Mapero

 

Avec ces descriptions nombreuses : des rues, des quais, des pêcheurs, des boutiques, des boutiquiers, des matches de football retransmis à la radio, — notamment celui des Canaris jaunes de Fenerbahçe contre les Aiglons noirs de Beşiktaş, au stade Şukru Saracoğlü, c'est-à-dire de l'Autre Côté — le récit pousse quelquefois le lecteur à la limite de la saturation. Ce sentiment d'étouffement contribue justement à créer comme une impression de malaise. C'est précisément ce qui guette le narrateur de retour dans sa ville natale, où personne ne le reconnaît plus ! C'est finalement une réussite remarquable que ce premier "roman", personnel, urbain et familial, jamais superficiel et dont on espère qu'il sera couronné en cette saison des prix.

 

• David BORATAV -  Murmures à Beyoğlu  - Gallimard, 2009, 355 pages.
 

 

Tag(s) : #TURQUIE
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