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     Tabucchi-Tristano-meurt.jpegQuoi que prétende la 4° de couverture, ce roman ne brosse pas la fresque de soixante ans d'histoire italienne. Tabucchi nous plonge dans la conscience de son personnage, Tristano, bien sûr lié aux événements de son pays. La qualité du roman tient à sa voix. L'auteur traque les réminiscences dans l'esprit de cet agonisant : la confusion des temps et des visages, les captations mémorielles alternent avec des moments d'intense lucidité. Grâce à cette remarquable empathie, Tabucchi pose, à l'interface entre biographie et autobiographie, l'éternelle question de la vérité. Celle du témoin qui a vécu les faits est-elle plus crédible que celle du biographe, de l'historien qui interrogent les faits ? Tristano se confie à l'Écrivain anonyme qu'il a fait venir dans sa villa car il l'a pris pour personnage principal de son roman à succès : dans son long monologue, étourdissante logorrhée, il tient à lui révéler "sa" vérité.
     Dans la canicule toscane, Tristano chemine vers sa mort acceptée : la gangrène de sa jambe se généralise ; à la fièvre s'ajoutent les migraines, la souffrance que ne calment pas toujours les piqûres de morphine prodiguées par la Frau, autrefois sa gouvernante, désormais son infirmière. Tristano délire : mais entre hallucinations, rêves et cauchemars, il corrige l'image que l'Écrivain donne de lui dans son roman, fâché que cet usurpateur se soit glissé dans sa peau : car, par cette empathie appropriative, il a déformé, "purifié", le vrai Tristano : la vraisemblance d'un personnage de biographie romancée n'a pas l'authenticité du discours d'un témoin sur sa propre vie. Le malade impose donc un pacte : "Tu dois tout écrire. Mon délire, c'est aussi moi"; ne rien supprimer, ne rien interpréter, tout noter.
     La maladie trouble l'esprit de Tristano: "si je perds le fil, il faut me seconder : chez moi les années se chevauchent et les lieux aussi"..."je divague, je ne sais plus ce qu'est l'hier et l'aujourd'hui". Une telle conscience de son état confère au personnage une épaisseur humaine, tragique et émouvante, qui sonne vrai. Les souvenirs lui reviennent, "fragment par fragment, sans plus d'ordre logique que n'en a la vie elle-même": tantôt "ils flottent", le "provoquent"; tantôt "ils semblent en gélatine, les choses collent l'une à l'autre"… par associations de mots, de sensations, d'images…
     Émergent quelques scènes fondatrices, leitmotiv autour desquels gravitent d'autres évocations comme autant de variations : rares sont celles de l'enfance, si ce n'est son grand-père garibaldien qui lui lisait chaque dimanche un poème, ou son père dont il donne une photo à l'Écrivain —Tabucchi lui-même? —"Mettez-la en couverture de votre livre". La seconde guerre mondiale a traumatisé Tristano, il s'y est vu lâche, traître à son pays comme à ses amours. Le voici à Plaka, tuant un officier nazi, "un allié de son pays, insensé!" parce qu'il l'avait surpris à exécuter une femme et son enfant… Honteux d'être un italien, "soldat envahisseur" de la Grèce… Hanté surtout par ce matin glacial où, résistant sous le pseudo de Clark, il a assassiné les allemands qui venaient d'exécuter le chef des partisans… On a fait de lui un héros, mais l'était-il? Lui Tristano, pacifiste, adversaire de la peine de mort, a mis à mort beaucoup de nazis. "Nos principes excluent l'homicide, mais tuer le tyran, je veux dire la Bête, celle qui dévorerait nos principes, ne contredit pas nos principes" confie-t-il à l'Écrivain. Tristano a aussi trahi les femmes : Daphné, la résistante qui l'a sauvé ce matin-là dans les montagnes et… Marylin, et Rosamunda et Marvi… Il fait toucher du doigt à l'écrivain la vraie question : ses actions qu'il lui raconte d'après ses souvenirs sont sans doute différentes de ses actes réels. Mais "Qui témoigne pour le témoin?": il n'exprime que sa vérité, subjective. " De toute façon, qui pourra démentir (le biographe)?"
     Malade à l'agonie, Tristano peine à distinguer la réalité de ses visions ; s'il dévoile à l'Écrivain une autre vérité sur lui-même, elle n'en demeure pas moins partielle et partiale. Cet habile détour par le point de vue d'un moribond rend évidente l'impossibilité de jamais connaître la vérité. Même l'historien, le biographe, demeurent des hommes que leur subjectivité leurre. Le romancier sait, lui, que " le fondement de la littérature, c'est de raconter le rêve d'un autre".
 • Antonio TABUCCHI  -  Tristano meurt.  Traduit de l'italien par Bernard Comment, Gallimard, folio, 2004, 259 pages.
— Sur Tabucchi : article de Fabrice De Poli (Cahiers d'études italiennes, 9/2009)
 
 
Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE
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