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 Un domaine. Un homme. Une femme. En toile de fond : les années de la dictature de Salazar, jusqu’aux lendemains de la Révolution. Surtout une écriture fondée sur le monologue intérieur d’une série de personnages qui procèdent en quelque sorte à leur déposition, reprenant sans cesse leurs témoignages et leurs formules, se justifiant, explorant la conduite des autres, rêvant ou revoyant la leur.  À chacun son chapitre, mais les figures les plus importantes reviennent plus d’une fois se confier et accuser.  D’où ce titre homonyme du traité de Nicolas Eymerich (1378) revu deux siècles plus tard par le juriste Francisco Peña.

 

Le domaine de Palmela où une partie de l’action se passe, concurremment avec Lisbonne et sa région, est au-delà de Setubal, «  dans un horizon de marais balisé par un horizon de grenouilles », gardé par des bergers allemands et survolé de corneilles, peuplé d’une escouade de servantes, cuisinières, filles de ferme, certaines comme Titina, plus que dévouées au maître des lieux. « Je fais tout ce qu’elles veulent mais je n’enlève jamais mon chapeau de la tête pour qu’on sache bien qui est le patron... »

 

L'homme au chapeau, droit dans ses bottes en peau de mouton, « cigarillo entre les dents et bretelles élastiques à petits pois » n’a rien d’un playboy : c’est Francisco, il a fait des études : on l’appelle docteur. Il devient ministre de confiance de Salazar. Quand en Angola en 1961 les insurgés ont massacré les colons « et qu’il y avait des têtes plantées sur les pieux »,  c’est l’homme qu’on envoie rétablir l’ordre colonial. Il s’attend même à succéder à Salazar en 1968-70. Mais il est écarté à cause de ses histoires de femmes que la PIDE, la police politique, surveille attentivement comme elle surveille, fiche et torture les opposants. 

 

La première femme c’est Isabel, une élégante qui roucoule aussi du côté d’un banquier, tellement qu’elle quitte le domaine et que Francisco trouvera en Milá une remplaçante — au sens propre — pour s’habiller des mêmes robes, chausser les mêmes escarpins, porter les mêmes parfums...

« moi qui ressemblais à une pochette de soixante-dix-huit tours ou à une carte postale illustrée bordée d’une guirlande d’œillets et de petits pigeons, j’ai fini dans une chambre qui sentait comme moi la naphtaline et la lavande mortuaire, et près d’un vase de nards, la photographie d’une jeune fille de mon âge avec les chaussures que je portais et la pochette et les anneaux et l’alliance et la robe que je portais à présent, une jeune fille au bras d’un homme qui en y regardant à deux fois se révélait être monsieur le ministre...» 

Toute une société où les personnages vivent successivement leur grandeur et leur chute. Ou simultanément : question de point de vue du lecteur.  Francisco passe du statut de ministre redouté à celui de vieillard incontinent dans un hospice où personne n’entend ses récriminations. D’ailleurs n’est-il pas aussi devenu aphasique ? Milá et sa mère quittent la boutique de lingerie à la mode et triomphent en emménageant dans un vaste appartement qui donne sur l’aristocratique place Pombal.  « Se prenant pour la maîtresse du monde parce que sa fille était l’amante de monsieur le ministre »  dona Dores va déchanter quelques années plus tard « lorsque monsieur le ministre a cessé de payer le loyer, que deux fourgonnettes de la police ont emporté de l’appartement des tables, des trumeaux, des sofas, des aquarelles, qu’on leur a coupé l’électricité, le gaz et l’eau... » 

Il faudrait raconter trop de choses… Par exemple ceci. Francisco a deux enfants, de mères différentes. Paula, il ne la reconnaît pas  comme sa fille légitime ; elle vivote plus tard comme secrétaire, avant d’être traitée de fasciste à la Révolution. João, Joãosinho, c’est différent : il a fait des études, on l’appelle monsieur l’ingénieur, mais son père  dit « mon couillon de fils ». Par son mariage avec Sofia une héritière richissime et futile… il devient paradoxalement l’instrument de la vengeance du père contre le banquier qui l’a fait cocu. Or, c’est par leur divorce que le roman débute et l’aventure conjugale et bancaire va coûter cher à Joãosinho. « Le jeune homme est-il idiot ou le fait-il exprès ? » demande son éphémère belle-mère. Après la Révolution des œillets qui jette pour un temps les banquiers en prison, l’amant d’Isabel restaurera la puissance du groupe familial. Le domaine marécageux de Palmera pourra devenir un centre touristique pour les Anglais.

 

En France on oublie trop souvent que le Portugal a connu une longue dictature au temps du « professeur » Salazar qui est très présent dans le roman, même si lui même ne fait pas partie des témoins. C’était l’Estado Novo : la digue insubmersible de l’Occident chrétien contre quoi viendraient se briser les indépendances africaines et tous les communismes. L’Estado Novo est donc un régime policier qui fait assassiner en 1965, en Espagne, un opposant célèbre, le général Humberto Delgado. Un chapitre du roman évoque cette opération de barbouzes : Francisco est ministre et son chauffeur Tomás fait partie du commando.

 

• Tout ça ne suffit pas à réduire le « Manuel des Inquisiteurs » au rang de roman politique. Le titre est davantage mérité par la structure romanesque que par la plongée dans l’univers sinistre des dessous du salazarisme et quelques allusions à la Révolution. Le récit constitue un puzzle géant où les pièces s’assemblent lentement, laissant dans l’image recomposée des trous qu’avec patience le lecteur comblera, peu à peu, s’il parvient au terme de la cinquième partie. Il aura alors une petite idée de la société portugaise au moment où elle passa de l’époque coloniale à la construction européenne.  Et une bien meilleure idée du talent de romancier de Lobo Antunes. Un auteur ambitieux qui l’est devenu encore plus à la veille du nouveau siècle en développant le recours au monologue intérieur. Un écrivain talentueux qui veut mettre toute la vie dans un bouquin, et dont le but n’est pas de raconter une histoire. Pas étonnant que ça demande des efforts au lecteur pour s’y retrouver. Sans compter la surprise des éléments de phrases qui sont répétés, comme les deux formules ci-dessus en italique orange, ou cette autre réplique qu'on lit dans la bouche d'un mendiant puis dans celle de Joãosinho : « Bien sûr que non mademoiselle bien sûr que non soyez tranquille car je vais de ce pas aller au garage acheter une Alfa Romeo.» Une gratification pour le lecteur qui s'en aperçoit. Les Happy Few, bien sûr, seront conquis. Mais combien d’autres lecteurs Lobo Antunes perdra-t-il en persistant sur cette voie risquée ?

 

Antonio LOBO ANTUNES : Le Manuel des Inquisiteurs. -  Traduit par Carlos Batista - Chrisian Bourgois éditeur, 1996, 527 pages.


 



 

 

Tag(s) : #PORTUGAL
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