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• Anthropologue professeur à l'université de Chicago, Marshall Sahlins dénonce dans ce bref et dense essai, la conception occidentale erronée de la nature humaine : selon lui, l'être humain n'est, par nature, ni méchant ni esclave de ses instincts car il est un animal de culture. Cette "illusion occidentale" — et non universelle — est une erreur ancienne qui perdure hélas aujourd'hui avec la "mode" du déterminisme biologique : l'homme serait mû par ses gênes — en premier celui de l'égoïsme—, et la société fonctionnerait selon l'unique besoin de chacun de satisfaire ses désirs. Contenir la bestialité anti-sociale de la nature humaine a historiquement légitimé les deux formes de gouvernement. Sahlins établit ainsi le "triangle métaphysique" entre anarchie, hiérarchie et égalité : laissés "libres", la mauvaise nature humaine des hommes les pousse à l'anarchie — seul Rousseau prétend l'inverse ; la hiérarchie — le système monarchique —, ou l'égalité — le système républicain — permettent d'endiguer les appétits individuels de domination et d'argent. Soit le pouvoir centralisé "surveille" les hommes, soit ils s'auto-surveillent : dans les deux cas, l'organisation en société — le culturel — constitue "l'antidote coercitif nécessaire" à leur égoïsme naturel.

• Cette conception pessimiste de la nature humaine prend racine au Ve siècle avant notre ère chez Thucydide et dans le concept chrétien du péché originel. Marshall Sahlins prouve sa persistance du XVIe siècle à nos jours : elle fonde autant la réflexion de Hobbes, monarchiste, que celle de John Adams, républicain. Le moraliste classique La Rochefoucauld affirme que "nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés"; devant la Convention Fédérale de la jeune Amérique, Benjamin Franklin n'a pas d'autre discours : "deux passions exercent une puissante influence dans les affaires humaines : l'ambition et l'avarice, l'amour du pouvoir et l'amour de l'argent". Les Lumières en viennent même à valoriser l'amour de soi, puisque la poursuite de l'intérêt individuel sert l'intérêt général. Et d'Helvétius de renchérir : "aimer, c'est avoir besoin".

• Marshall Sahlins déplore que nous vivions encore aujourd'hui sur cette valorisation de l'égoïsme individuel. Satisfaire ses désirs devient, selon lui, un droit et une liberté auxquels le gouvernement doit faire le moins possible obstacle : on survalorise le corps, le "naturel bio", le matérialisme plutôt que l'esprit. Voici que nous remettons à la "mode" le rousseauiste sauvage, "bon par nature", prétendu vierge de toute culture, et que notre société aurait tant corrompu. C'est néanmoins le préjugé inverse qui reste le plus répandu dans la pensée occidentale marquée par la séculaire dichotomie entre nature et culture : car celle-ci "civilise" le sauvage en nous, en jugulant le "mal" inhérent à notre authenticité naturelle.

• Or, il existe d'autres conceptions de la nature humaine que Marshall Sahlins compare à notre "illusion occidentale" à l'aide d'exemples significatifs pris en Polynésie, Nouvelle Guinée, Indonésie... Si, selon Freud, éduquer un enfant consiste à réprimer "sa nature originelle viciée", il en va tout autrement dans les sociétés non occidentales. L'éducation y aide le petit d'homme à évoluer et s'achever grâce à la progressive maturité de son esprit sollicité par les interactions sociales : elles construisent son identité. Le nourrisson n'est qu'un devenir : les schèmes culturels de la société où il naît façonnent sa nature humaine. La culture constitue donc son état originel ; elle lui permet de dépasser peu à peu ses désirs et pulsions selon ce qui pour lui  fait sens en son esprit et l'élève à la pensée symbolique. Ainsi que l'affirme l'anthropologue Geertz : " il n'existe pas de nature humaine qui soit indépendante de la culture".

• Nul ne naît bon ou méchant, nul n'est soumis à ses gênes ni aliéné à l'assouvissement égoïste de ses appétits. Enfin, chaque contexte culturel suscite en l'homme des besoins — la sexualité par exemple —, dont la signification symbolique et les formes de sublimation varient d'une société à l'autre : c'est toute la diversité des hommes, et celle des natures humaines. Cet essai de Marshall Sahlins sonne comme une mise en garde : car cette illusion perverse que "l'homme est un loup pour l'homme"… "met notre vie en danger". De fait, se croire génétiquement poussé à l'égoïsme ou au crime fait perdre conscience de la responsabilité de ses actes, et rend indifférent à autrui.
 

• Marshall Sahlins : La nature humaine, une illusion occidentale
Éditions de l'éclat,  2009, 110 pages.

 

- Lu et chroniqué par Kate -


 

 

Tag(s) : #ANTHROPOLOGIE
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