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Attention, chef-d'œuvre romanesque ! C'est pourtant un roman plausible que le psychiatre californien Irvin Yalom a osé intituler « Et Nietzsche a pleuré ». Sous une forme classique l'auteur place son récit à la naissance de la psychanalyse et au coeur de la création de la philosophie de NIETZSCHE, juste après le "Gai Savoir". Tout se passe entre le 21 octobre et le 18 décembre 1882, à Vienne pour l'essentiel. Outre le philosophe allemand l'action réunit une poétesse de 21 ans et deux célèbres médecins viennois.

 

Fille d'un général russe, Lou SALOMÉ est la belle intrigante qui déclenche l'histoire. Après avoir conquis Nietzsche, elle l'a trahi pour Paul Rée : leur ménage à trois n'a pas fonctionné. Nietzsche en nourrit le plus noir des désespoirs. Aussi cherche-t-elle un médecin qui l'en guérisse pour le plus grand profit de la philosophie future. Elle s'adresse à Joseph BREUER, médecin juif et barbu, spécialiste des maladies nerveuses. N'a-t-il pas soigné l'hystérie d'Anna O. en recourant au mesmérisme ? Breuer qui vient d'avoir quarante ans et mène une vie rangée de bourgeois de la capitale des Habsburg accepte cette mission secrète et que l'on croit impossible. Ceci étonne son entourage, son gros beau-frère Max, champion d'échecs, comme son jeune ami FREUD déjà impliqué dans la science des rêves et aussi confident des amertumes de Mme Breuer — « Tu vois, Sigi, il ne me parle presque plus ! » — car ce brave (?) Dr Breuer est obsédé par l'image de sa plus illustre patiente, Anna O. évidemment. Ce pseudonyme cache Bertha, cette hystérique qui le pourchasse dans ses rêves et monopolise sa libido – même s'il se le cache. Ni Mathilde, sa femme, ni Melle Becker sa secrétaire ne sont dupes.

 

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Lou von Salome, Paul Rée et Friedrich Nietzsche
Photographie de Jules Bonnet, Luzern, 1882.

 

Friedrich Nietzsche poussé par son entourage (par Franz Overbeck et non par sa soeur Elisabeth) débarque à son tour dans le cabinet du 7, Bäckerstraße. Un patient pas commode avec ses gros yeux, sa grosse barbe, sa redingote noire, sa mallette noire emplie des ordonnances des vingt-quatre prédécesseurs de Josef Breuer. Ainsi commence une « cure par la parole » car le roman est vite devenu une transcription des échanges entre Breuer et Nietzsche. Une des scènes les plus dramatiques intervient dans la chambre misérable que loue le philosophe. Mal soigné et victime d'automédication, Nietzsche paraît au plus mal. Breuer appelé d'urgence trouve l'Antéchrist quasiment mort. Pourtant sa voix affaiblie demande — inconsciemment — l'aide du docteur qui parvient magistralement à soigner la crise de migraine du penseur. Pour aller plus loin, encore faut-il contourner les défenses psychologiques du patient, toujours aux aguets pour refuser des propositions charitables. Pour Breuer, c'est là que le talent de joueur d'échec se révèle utile. Devenu Eckart Müller, le malade de la chambre 13 de la clinique Lauzon, Nietzsche s'est laissé convaincre de la sincérité de Breuer : le médecin s'est fait élève du maître ; il lui a demandé de soigner ses angoisses, son désespoir... Par cette manœuvre, Breuer a cru garder son prestigieux patient et taire la vérité à Lou Salomé revenue aux nouvelles.

 

Mais Breuer n'avait pas pris en compte la volonté de puissance de Nietzsche. Le médecin, qui croit toujours guérir Nietzsche en se faisant analyser, voit bientôt ses faiblesses s'étaler devant lui. Sa vie n'était qu'une suite d'aléas, jamais il n'avait fait de libres choix. Son mariage était une farce. Sa carrière un ratage. Son amour pour Bertha une illusion — facilitée par ce que sa mère se prénommait aussi Bertha ! Au fil des séances à la clinique Lauzon, le Dr Breuer a aussi pu apprendre — et Irvin Yalom nous enseigner — les bases de la pensée de Nietzsche (avec quelques citations explicites comme "Deviens ce que tu es…") tout en guérissant de sa passion coupable pour Bertha. À vrai dire, la participation de Freud recourant à l'hypnose pour l'occasion s'avéra nécessaire à l'accomplissement du miracle.

Sans attendre l'An 2000, Nietzsche a donc ainsi trouvé un premier disciple et un ami en la personne du brave Dr Breuer. D'où ses pleurs. Pourra-t-il ensuite écarter de son esprit l'inquiétante Lou Salomé et se consacrer enfin à son "fils spirituel" : Zarathoustra ? Le roman ne le dit pas, mais le lecteur le sait déjà.

 

• Irvin  YALOM : Et Nietzsche a pleuré
Roman traduit de l'anglais par Clément Baude. Paris, Galaade Éditions, 2007, 430 pages.

 


 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
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