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Voilà un beau et grand roman comme on en lit peu parce qu'il faut s'y plonger, faire l'effort de le déguster, lui donner de son temps et suffisamment de son attention pour en être, en retour, hautement récompensé. L'écriture de Muñoz Molina —dont c'était le premier roman publié — privilégie les longues périodes pour décrire les fragiles exhumations mémorielles et les riches tableaux psychologiques de ses personnages. Elle accompagne une action lente et se modèle excellemment sur une composition en flash back — le dernier chapitre se finissant dans le premier — et un récit à la thématique riche et à la structure narrative élaborée.

Le récit se passe en 1969 mais aussi en 1947 et en 1937 par le jeu des souvenirs retrouvés et distillés par les personnages à la demande de Minaya, le plus jeune des narrateurs, qui est venu écrire un livre sur l'ami d'enfance de son oncle Manuel. Jacinto Solana fut son invité en 1937 et en 1947. À son tour, Minaya s'installe chez lui. Dire les choses ainsi serait d'une simplicité abusive et un travestissement de la réalité. C'est un roman sur l'Espagne de la République, de la Guerre civile et du franquisme. C'est un roman sur une maison et une famille, une saga où l'auteur joue avec la chronologie naturelle. C'est aussi un roman d'amours — le pluriel est nécessaire. C'est un roman sur la littérature en train de se faire, tout en cachant bien l'action des petites mécaniques de la création, car « ce qui compte, ce n'est pas qu'une histoire soit vraie ou fausse, c'est qu'on sache la raconter » ainsi que le professe l'un des personnages à l'intention de Minaya.

L'action se déroule principalement du côté des Républicains, certains évoquant dès 1937 une possible défaite. Solana, après avoir écrit des poèmes surréalistes et des articles politiques dans la presse madrilène s'est transformé en propagandiste communiste. Ces idées semblent plus ou moins partagées par le peintre Orlando, par Mariana qui fut son modèle, par Manuel même malgré son appartenance à une famille jadis riche : son père, parlementaire, avait reçu Alphonse XIII dans son domaine "L'île de Cuba" dans la plaine du Guadalquivir. Le franquisme victorieux est aussi mis en scène avec le portrait du caudillo, acroché au mur du commissariat où est convoqué Manuel pour identifier le cadavre de son ami massacré par la Garde Civile en juin 1947. Le même Manuel dont on dit plus tard qu'il attend et espère une IIIè République.

La demeure des Santos Crivelli borde une place de la ville de Magina : on peut, paraît-il, y reconnaître l'andalouse Ubeda, patrie de Muñoz Molina, qui s'est plu à imaginer une voie ferrée la reliant à Madrid. Qu'importe, ce qui compte davantage c'est la place de cette maison dans la mémoire des personnages, tel Minaya quand il s'installe chez son oncle Manuel, après la mort de ses parents qui avaient été déshérités. Manuel ne vit pas seul. Il partage la vaste demeure aristocratique avec le sculpteur Utrera, spécialisé dans les monuments aux morts, et avec sa vieille maman, doña Elvira ; ces deux là n'apprécient pas "les Rouges" et donc détestent Mariana quand Manuel rompt ses fiançailles pour l'épouser. Le lendemain des noces cette avenante personne — "de seconde ou troisième main" selon sa belle-mère — sera tuée, presque sous les yeux du poète Solana. Une balle perdue dans une chasse à l'homme nocturne menée par les miliciens ou un assassinat délibéré : contrat ou crime passionnel ?

Les passions amoureuses jalonnent le récit. Et ces histoires d'amour finissent mal. Solana a retrouvé Beatriz à sa sortie de prison, mais c'est Mariana qui le fascine depuis 1934. C'est lui qui l'a présentée à Manuel. Plusieurs photographies témoignent de leur histoire. Solana est ainsi invité au mariage en juin 1937. Et la jeune Inès, présentée comme une bonne recueillie par Manuel, pourquoi est-elle si vite intéressée par Minaya ? Leur coucherie en 1969 dans la chambre nuptiale de 1937 est-elle l'unique fruit du hasard ?

Minaya, sans ressources, prétend écrire une biographie de Solana qui, lui-même avait entrepris d'écrire "Beatus Ille" à propos de son amitié d'enfance avec Manuel, de leurs liaisons, de leurs passions, comme en témoigne aussi un cahier bleu. Mais ces œuvres ont probablement disparu. La mémoire sollicitée des uns et des autres va permettre à Minaya de reconstruire l'histoire de cette maison, de trouver les raisons des drames vécus en 1937 et 1947, avec des coups de pouce qui restent longtemps mystérieux pour le lecteur et des zones d'ombre que l'auteur éclaire peu à peu. Ainsi la création littéraire nourrie de mémoire fidèle et infidèle naît-elle sous les yeux du lecteur émerveillé de voir les différents temps du récit se faire la courte échelle.

Et puis Manuel meurt…

 

• Antonio MUÑOZ MOLINA : Beatus Ille
Traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Actes Sud, 1989 puis : Le  Seuil, coll. Points, 2000, 388 pages [Éd. originale : Editorial Seix Barral, Barcelone, 1986]

 

 

Tag(s) : #ESPAGNE ET AMERIQUE LATINE
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