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Illustration : K. Petrov-Vodkin, 1915.

Quelle était dure la vie à Leningrad, encore dans les années Khrouchtchev ! Tel pourrait être le résumé ou la morale de ce premier roman d'Elena Tchijova, couronné par le prix Booker russe en 2009 et adapté à la scène théâtrale.

Une grande partie de l'action est située dans un appartement où vivent confinées la petite Suzanna, sa mère Antonina Bespalova, et trois femmes âgées qualifiées de grand-mères par commodité. Antonina, qui travaille en usine, refuse de conduire sa fille au jardin d'enfant de l'entreprise, car, comme elle reste muette et que sa mère est célibataire, elle devrait être confiée à une lointaine institution pour handicapés. Pour faire accepter la situation, Antonina affirme auprès de son employeur que sa propre mère s'occupe de la petite. La responsable du comité d'entreprise ne cesse de faire pression sur Antonina pour qu'elle se marie. Tout est bientôt compliqué par la grave maladie qui frappe Antonina.

 

Ce roman dépeint un univers presque exclusivement féminin et il a plusieurs mérites.

D'abord il nous dévoile les difficultés de la vie quotidienne en URSS, à Leningrad, dans les années entre 1956 et 1964 environ. Les conditions de logement sont particulièrement spartiates : de petites chambres, pas de salle de bains. Beaucoup d'ouvriers habitent en dortoirs. L'alimentation est catastrophique : le régime consiste principalement en pommes de terre, farine, oignons, harengs et concombres salés ; les fruits sont rarissimes et la viande semble inconnue. Antonina sort un peu de lait en fraude de son usine. Le communisme, — à chacun selon ses besoins —, apparaît comme un paradis lointain, inspirant ses rêves tandis que sa vie s'achève. Des ouvrières, au contraire, prennent à la rigolade une séance de propagande où le communisme est présenté comme un avenir radieux qui inclurait jusqu'à l'électro-ménager ! Un lave-linge ? On n'imagine pas disposer de cela chez soi ! Les grands-mères le pensent aussi. Le présent c'est l'achat de tissus pour couper et coudre soi-même des robes. Le présent est pénurie.

 

Par contre l'abondance est à chercher du côté des allusions historiques. La Révolution de 1917 (et même de 1905) constitue une toile de fond. Le souvenir du siège qui a martyrisé la ville est très présent. Les victimes du stalinisme et de la guerre mondiale expliquent la présence des trois « grands-mères » : Ariadna, Glikeria, Evdokia. Si l'une est restée célibataire, faute d'avoir épousé un amoureux noble en 1917 et un médecin juif après 1945, les autres ont vu leur famille disparaître dans la tourmente guerrière, révolutionnaire et stalinienne. Les problèmes de l'après-guerre sont clairement présents : ainsi, la persécution des médecins juifs par Staline est évoquée puisque l'une des grands-mères a retrouvé Solomon Zakharytch, jadis chassé de son poste de professeur de médecine à l'hôpital, celles qui ont été infirmières le savent bien. C'est encore le temps de l'avortement, légalisé à nouveau en 1956, à la place de la contraception, inexistante. La disparition du père de Suzanna — il semble avoir rencontré Antonina en 1956 et avoir évoqué avec elle mais très allusivement la répression du soulèvement de la Hongrie — est peut-être aussi à inscrire dans la perspective historique que ce roman dresse. Peut-être est-il mort au goulag ?

 

Surtout c'est l'atmosphère morale qui se dégage de façon plus originale. Une sorte de chape moralisatrice émane de la société en général. La cheffe du comité d'entreprise, l'insupportable Zoïa Ivanovna — qui tient la liste pour l'achat d'un téléviseur — se mêle de la vie privée des ouvrières et des ouvriers, et est soutenue par le conseil des femmes de l'entreprise. On pousse Nikolaï et Antonina l'un vers l'autre, sans savoir ce dont souffre ladite Antonina. Plus ou moins malgré lui, Nikolaï deviendrait ainsi le beau-père de Suzanna et lui éviterait l'orphelinat soviétique. Celle-ci, qui ne parle pas avant ses sept ans, déploie ses rêves à partir des contes russes que les grands-mères lui racontent le soir. Son intervention  — elle commence à l'incipit avec les obsèques de sa mère — se distingue aisément du reste de la narration et du flux de conscience de sa mère par l'emploi de l'italique. Au tiers du roman Suzanna reprend la parole pour raconter brièvement sa vie adulte. Elle, qui dessinait au temps où elle ne parlait pas, a intégré une prestigieuse école d'art. Elle est devenue peintre réputé. Elle revient à la fin du roman et se rappelle que le Livre de la Colombe fut pour elle une invitation à la création artistique, à la justice et à la transcendance, elle que les grands-mères ont secrètement fait baptiser. « Pourquoi dormais-je et me suis-je réveillée ? » confie-t-elle à la fin. Si elle n'a pas émigré en compagnie d'un ami artiste issu de la même école qu'elle, c'est probablement pour rester au pays d'un père inconnu.

 

Elena Tchijova. Le Temps des femmes. Traduit par Marianne Gourg-Antuszewicz. Les Editions Noir sur Blanc. Lausanne, 2014, 233 pages.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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