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     David Diop s’est inspiré des lettres de jeunes poilus pour évoquer l’horreur de la Grande guerre et le traumatisme psychique qui a transformé à jamais les soldats, ici  des tirailleurs sénégalais.

 

     C’est un roman, certes, mais un conte aussi. Tout y est ambivalent car « toute chose porte en elle son contraire » ; l’amitié peut engendrer la cruauté, et la guerre a ses bienfaits : « elle m’a fait grandir tout d’un coup » note le personnage narrateur, Alfa Ndiaye, « le dernier fils du vieil homme » Bassirou Coumba, et l’unique enfant de sa mère Penndo Ba, la belle peule. Scandé par l’antienne « par la vérité de Dieu », le récit semble celui du basculement d’Alfa dans la folie après la mort de son ami, son « frère d’âme » son « plus-que-frère », Mademba Diop, dont il se dit responsable. En fait, cette tragédie a fait de lui un rebelle aux lois et au devoir : une machine à tuer. Car c’est illusion de croire que l’on joue sur le « théâtre de la guerre », qui légitime la violence et la cruauté vengeresse.


 

     Là-bas, à Gandiol, Alfa avait neuf ans quand sa mère est partie rechercher son propre père et ses frères mais n’est jamais revenue. Recueilli par Aminata Sarr, son fils Mademba était devenu le « plus-que-frère » d’Alfa : complémentaires et opposés, Alfa, totem lion, beau et fort ; Mademba , totem paon, gringalet. A vingt ans Mademba a voulu partir à la guerre car « sauver la mère patrie, la France » c’était « une chance de partir de Gandiol », de voir le monde et, peut-être, pour Alfa, de retrouver sa mère.


 

     David Diop restitue avec réalisme, sans emphase ni pathos, les émotions et les sentiments des ces soldats, le sang, la boue, l’odeur omniprésente de la mort, l’horreur des corps à corps. Au front, la France du capitaine Armand pousse les tirailleurs sénégalais, « les chocolats d’Afrique Noire » : « elle a besoin que nous soyons sauvages parce que les ennemis ont peur de nos coupe-coupe ». Tous  se jettent « comme des sauvages, fous temporaires, sous les petites graines de fer ennemies » car « la folie temporaire est la sœur du courage à la guerre » : c’est « le jeu de la guerre » après la bataille « on redevient humain ». Pour le capitaine, « la vie c’est la guerre », sa maîtresse à qui il sacrifie ses hommes. Il fait exécuter ceux qui refusent de monter au front par leurs propres frères d’armes : « Il a dit Feu et nous avons tiré »...


 

     Mais un jour, Alfa a moqué, par plaisanterie, le physique gringalet et le totem paon de Mademba. Celui-ci,  vexé,  a « jailli en hurlant du ventre de la terre » pour prouver son courage. Blessé  à mort, « il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé », par respect des lois morales confesse Alfa. Tout est toujours ambivalent : achever son ami, par pitié et compassion, aurait été un geste d’amitié. Alfa « n’a pas été capable d’être un homme », parce qu’il ne savait pas encore « penser par lui-même », donc désobéir. Devenu « inhumain par obéissance aux lois du devoir » Alfa se métamorphose en rebelle : hanté par la culpabilité et le remords, il sera désormais humain, donc tueur ; il ne jouera plus au sauvage, il sera sauvage : « Ce que je n’ai pas fait pour mon ami, je le ferai pour mon ennemi. Par humanité » ? La souffrance et la honte ont poussé sa raison à l’extrême logique ; il est devenu le bras armé de Dieu, la figure du destin pour tous les « petits soldats aux yeux bleus ». Il s’avère bien là que « le fou c’est celui qui a tout perdu sauf la raison ». Aux yeux de tous, Alfa apparaît comme un « demm » un dévoreur d’âmes, tant il tue avec détermination. On l’évacue sur l’arrière. A l’hôpital, la thérapie par le dessin sert à « laver les esprits des saletés de la guerre ». Alfa dessinera le portrait de sa mère et celui de Mademba, ses deux figures d’attachement ; mais aussi les sept mains qu’il a coupées à sept ennemis et rapportées momifiées dans son barda, « symboles de  la furie, de la vengeance, de la folie de la guerre ». Les anciens lui avaient enseigné qu’il « faut écouter la voix du devoir. Penser trop par soi-même, c’est trahir ». En leur obéissant Alfa a perdu toute humanité.


 

     David Diop donne à comprendre les horreurs de la guerre et ses conséquences irrémédiables sur le psychisme des soldats. A travers le thème du double, il nous invite aussi à réfléchir à la relativité des valeurs et des principes. La guerre en constitue l’exemple extrême qui, en subvertissant toutes règles, réveille le loup qui sommeille en tout homme.

 

     David Diop. Frère d'âme. Seuil, 2018, 174 pages.

 

Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #LITTERATURE AFRICAINE
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