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Dans le monde féodal dont Georges Duby était un éminent spécialiste, les relations entre l'aristocratie au pouvoir et l'Église se sont largement vécues dans la tension voire dans l'affrontement brutal sur la question du mariage. L'étude, couvrant la période allant de l'An Mil au début du XIIIe siècle, porte sur un espace limité au nord du royaume et s'appuie sur une documentation qui concerne des rois, des comtes comme de modestes seigneurs. Pas les « croquants ». En dehors de ces multiples études de cas, l'essai — devenu un classique — aborde de nombreuses considérations sur le mariage selon le jugement des clercs de ce temps éloigné.

 

Si l'on commence par la théorie, il est évident que dès les Pères de l'Église, la virginité et la chasteté sont recommandées pour préparer le salut des chrétiens. Ceux-ci sont donc incités à s'abstenir des relations sexuelles d'autant que la femme est réputée inciter au péché. Les principes rigoureux de l'Église sur le mariage et le couple avaient été résumés en huit propositions en 829, quand Louis le Pieux avait réuni les évêques à Paris. Art. 3 : « La virginité doit être gardée jusqu'aux noces ». Article 7 : « L'acte sexuel avec l'épouse ne devant pas être accompli dans l'intention de jouir mais de procréer, etc ». Article 8 : « Les chrétiens doivent éviter l'inceste ». Ensuite la critique du mariage s'affirma au cours du X° siècle tandis que la vague du monachisme se gonflait peu à peu.

À l'approche du millénaire de la passion de Jésus, la tendance ascétique — qui se dressait alors contre le mariage des prêtres — se renforça dans la chrétienté occidentale et bien des clercs du XIe siècle eurent tendance à critiquer plus durement les agissements de la noblesse. Dans les années 1108-1112, Bourchard, évêque de Worms, constitua un recueil de textes normatifs sur le mariage, le Decretum, largement diffusé dans les bibliothèques épiscopales d'Allemagne, Italie et France du Nord. Pour préparer la visite pastorale de l'évêque il prévoit une liste de 98 questions dont trente portent sur la sexualité : l'adultère, le concubinage, la fornication, le rapt, l'inceste, l'accouplement “contre nature”, la prostitution, et l'avortement. Bourchard a aussi codifié un pénitentiel qui, par exemple, inflige dix jours de jeûne au mari qui a connu son épouse dans une position prohibée. « Les voluptés à la manière des putains sont condamnées » ajoutera Pierre Lombard. Le manuel de Bourchard, comme d'autres, proscrit les rapports sexuels entre consanguins : or le mouvement de la réforme grégorienne a cherché à élargir le champ de l'impossible en portant l'interdit jusqu'au septième degré de parenté — d'où les conflits multipliés avec les nobles qui font du mariage une stratégie patrimoniale et une politique de pouvoir.

La notion du mariage comme sacrement apparaît progressivement à la suite d'Hildebert de Lavardin qui le place après le baptême et l'eucharistie. Dans la foulée, Hugues de Saint-Victor traite du mariage — je cite G. Duby — « comme d'une médecine que les serviteurs de Dieu ont fonction d'administrer aux laïcs pour les guérir ». Les époux sont liés comme l'est la Christ à l'Église : le mariage est indissoluble.

 

• Dans la classe dirigeante, la pratique du mariage était loin d'être générale avant le XIIe siècle. Le concubinage servait les intérêts familiaux : il protégeait les héritages sans brider trop ouvertement la jeunesse... Les jeunes nobles, en attente un meilleur établissement, faisaient des conquêtes au sens premier pour prouver leur vaillance : le rapt des filles ou des femmes (du monde seigneurial s'entend) était courant et s'y ajoutaient « les accouplements de hasard ». Le mariage était d'abord l'affaire du fils aîné, celui qui transmet le patrimoine. Avant la croissance économique du XIIIe siècle, les lignées nobles s'attachaient fortement à cette stratégie, offensive pour élargir le patrimoine par la dot de l'épouse du fils aîné, ou défensive pour protéger le patrimoine de l'éparpillement qui résulterait de l'établissement de tous les héritiers. Il s'ensuit pour bien des filles le placement au couvent ou le départ des cadets à la croisade.

Concrètement ce mariage comporte deux temps. Le premier celui des épousailles, sert à prévoir les aspects juridiques et matériels, qui peuvent être compliqués en raison du système féodal dans lequel les familles sont liées par d'éventuels liens vassaliques. La fille promise, la « sponsa », si elle est très jeune voire encore bébé, peut parfois aller vivre avec les autres enfants de la famille du futur époux, en attendant d'être nubile. Le second temps, celui des noces, rituel et évidemment festif, est marqué par une intervention croissante du clergé qui bénit le couple à l'église, et réunit l'homme et la femme (« uxor » et non plus « sponsa ») jusque dans la chambre nuptiale bénie par le prêtre pour écarter les mauvais sorts. l'Église comptait alors sur trois nuits successives sans que le mariage soit « consommé », mais la réalité paraît tout autre. L'épouse reçoit du mari quelques biens, le « sponsalicium », or progressivement ce don en toute propriété rétrécit puis devient seulement viager. Les cas des sires d'Amboise et des comtes de Guines confirment dans le détail les stratégies patrimoniales pour éviter le morcellement des terres.

 

• Les souverains capétiens ont collectionné les problèmes avec l'Église en raison de leur situation matrimoniale. Pour éviter les difficultés liées au cousinage, et tandis que pour cette raison les enquêtes généalogiques commençaient à fleurir, Henri Ier alla chercher une épouse russe et Philippe-Auguste une princesse danoise. 

Robert le Pieux (!) fut accusé d'inceste et d'adultère : après l'élection de son père en 987 il avait épousé à seize ans Rozala — jeune veuve du comte de Flandre — bientôt répudiée et remplacée par Berthe (parente au troisième degré) — jeune veuve du comte de Blois — elle aussi bientôt répudiée, pour raison de parenté, au profit de Constance afin de donner à la couronne un héritier.

Georges Duby évoque dès l'incipit l'excommunication du roi Philippe Ier répétée par le pape Urbain II à l'occasion du concile de Clermont de 1095, que l'on ne connaît généralement que pour la prédication de la croisade. Le tort de Philippe — du moins aux yeux du pape — est, pour assurer sa descendance, de se séparer de Berthe qui ne lui avait donné qu'un fils et de la remplacer par Bertrade jusqu'alors mariée au comte Fouque d'Anjou. Si les évêques du Nord du royaume n'avaient rien trouvé à y redire, il n'en fut pas de même à Clermont où intervint Yves, nouvel évêque de Chartres. Activiste de la réforme en cours, rejeté pour cela par le métropolite de Sens, ce supporter d'Urbain II avait dû se rendre à Capoue en 1091 pour être sacré évêque. Considéré comme adultère le roi Philippe se résolut à faire amende honorable — mais en 1105 seulement — devant l'abbé de Saint-Denis, pieds nus, en costume de pénitent…

Au printemps 1152 Louis VII se sépara d'Aliénor qui lui avait donné deux filles ; l'été suivant elle était dans le lit d'Henri II. L'affaire fut lourde de conséquences politiques et territoriales, mais le sujet ici est autre. Ce mariage a été annulé pour cause de parenté — tardivement découverte — pour éviter d'invoquer l'adultère féminin durant la croisade à Antioche..., sans compter une parenté au 4ème ou 5ème degré ! Louis VII se remaria mais la nouvelle reine mourut en donnant le monde à une fille encore. En urgence le roi prit pour femme une fille du comte de Blois : elle descendait de Charlemagne et elle était jeune — on voulut bien passer sous silence qu'elle était la sœur de son gendre.

Déjà veuf et père du prince Louis avant de partir en croisade, Philippe-Auguste avait fait preuve de prudence en choisissant Ingeborg de Danemark pour se remarier le 14 août 1193, le problème vint qu'au matin il n'en voulut plus. Il reviendra sur ce refus en avril 1213, mais entre temps le scandale aura été considérable. Son nouveau mariage avec Agnès en 1196 le rendait bigame sans compter que la sœur d'Agnès avait pour mari une neveu de Philippe-Auguste. Adultère plus inceste, cela vaut excommunication selon le pape Innocent III ; le légat Pierre de Capoue se contenta de jeter « l'interdit » sur le royaume. La querelle entre le roi et le pape dura des années. Mais il y avait actualité plus grave avec l'hérésie cathare. Alors le raidissement de l'Église sur les degrés de parenté se modéra.

 

• Outre l'importance du mariage dans la société féodale, cet essai au titre accrocheur permet aussi de constater une certaine évolution de la jeunesse féodale passant, dans le courant du XIIIe siècle, du rapt à l'amour courtois propre à « discipliner la pétulance » de son âge, ainsi qu'au tournoi chevaleresque — autre sujet passionnant dont Georges Duby traita dans un livre ultérieur, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde.

 

• Georges Duby. Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale. Hachette, 1981, 311 pages.

 

Tag(s) : #HISTOIRE MOYEN AGE
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