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La romancière Siri Hustvedt tente d’explorer l’ancienne question philosophique du rapport entre le corps et l’esprit :  « Comment ce qui relève de l’esprit peut-il être distinct de ce qui relève du corps ? (...) de quoi l’esprit est-il fait que le cerveau n’est pas ? » En réalité aucune théorie scientifique n’apporte de réponse assurée, moins encore depuis l’apparition des neurosciences et de l’intelligence artificielle. C’est pourquoi l’auteure précise que « le présent essai interroge la certitude et prône le doute ». En confrontant de nombreuses théories scientifiques des 17° et 18° siècles jusqu’à 2012 elle tente de discerner les quelques certitudes  et dénonce des erreurs dans ce domaine où deux conceptions de l’homme s’affrontent.

 

Selon Descartes le raisonnement, la logique et la pensée sont universels, le corps n’a aucun rôle dans l’acquisition des connaissances ; même , « l’imagination est maîtresse d’erreur et de fausseté ». Ce dualisme du corps et de l’esprit convainc encore bien des scientifiques.  À l’inverse, selon Hobbes, Cavendish ou Vico au 18° siècle,  tout comme pour Merleau-Ponty, les pensées naissent des sens, et peuvent aussi, à l’inverse, modifier le corps : l’interaction psychosomatique appert, par exemple, dans les cas de grossesse nerveuse : le fort désir d’être enceinte déclenche le processus biologique. De même, des cambodgiennes réfugiées en Californie furent frappées de cécité sans aucune lésion cérébrale :  ayant été témoins  des atrocités commises par les Khmers rouges leurs yeux « refusaient » désormais de voir.  On a aussi démontré la grande connectivité synaptique du cerveau, toujours en transformation parce que ce siège de l’esprit ne peut être séparé, selon Varela, ni de notre organisme, ni de notre environnement socioculturel. Même l’héritage génétique se voit modifié par les facteurs environnementaux : le développement du cortex et du système nerveux d’un bébé dépendent de son attachement à sa mère, aimante ou non.

 Certes, malgré ces quelques avancées, « nous ne savons toujours pas comment fonctionne le cerveau » souligne Siri Hustvedt ; mais on peut néanmoins en déduire qu‘il n’est pas câblé dés la naissance et que la distinction entre l’inné et l’acquis est inefficiente.

L’auteure réfute donc le computationnisme : « je ne pense pas que l’esprit soit un puzzle de modules rigides, indépendants du cerveau et du corps, (...) ni le corps un mécanisme ». En effet pour Pinkers notre cerveau serait « un ordinateur neuronal », câblé d’avance, dont seuls les gênes programmeraient les modules mentaux pour une bonne « structuration de l’information » selon Dawkins. Or, même si Kismet, le petit robot de C. Breazeal, peut simuler la joie ou la tristesse il n’est pas vivant et n’éprouve aucune émotion . Ainsi Siri Hustvedt réplique-t-elle à D. Deutsch : « quant à la capacité de machines à éprouver ennui ou bienveillance, je peine à voir comment des états émotionnels ressentis peuvent être programmés dans un ordinateur ». Et de poursuivre : « La science  du cerveau qui a adopté l’ordinateur comme modèle pour l’esprit ne peut pas expliquer (...) comment les pensées affectent les corps, parce que la distinction cartésienne entre âme et corps continue de s’y bien porter ».

Ainsi certains chercheurs rêvent-ils d’un être humain désincarné, dématérialisé. Siri Hustvedt ne les ménage pas  lorsqu’elle avance, par exemple, qu’ « une forme particulière de myopie règne chez de nombreuses personnes enfermées dans leur domaine particulier. Leur vision est devenue si étroite qu’elles ne sont plus capables des distinctions ou connexions les plus évidentes ».

 

Quel est donc le bon positionnement ?  « Rien n’est plus dangereux que la certitude d’avoir raison » . La romancière prône le doute, « vertu de l’intelligence » selon Simone Weil, et « une nécessité « afin de « faire écrouler les mirages des certitudes ».

Cet essai très documenté invite à prendre du recul par rapport au « buzz médiatique »  des théories qui font du cerveau le totem moderne de ce qui nous détermine. Sa réflexion rejoint celle d’A. Ehrenberg dans « La mécanique des passions » : on ne peut réduire l’humain à sa matière cérébrale comme le prétendent les neurosciences cognitives. C’est refuser de considérer le rôle des émotions, de la mémoire, du contexte socioculturel et des apprentissages dans l’ évolution de tout être humain.  Sur ce sujet très polémique des rapports entre le corps, le cerveau et l’esprit, mieux vaut s’en tenir à l’antique sagesse : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » ! Les chercheurs scientifiques manqueraient-ils d’humilité ?

 

• Siri Hustvedt. Les mirages de la certitude. Essai sur la problématique corps/esprit. Traduit de l'américain par Christine Le Bœuf. Actes Sud/Leméac, 2018, 406 pages.

 Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #ESSAIS, #LITTERATURE ETATS-UNIS, #PSYCHOLOGIE
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