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Qu'elle passe par les réseaux financiers, internet, les porte-conteneurs et les satellites, la mondialisation ne relève plus à nos yeux d'un pays particulier. Pourtant, entre 1815 et 1914, la Grande-Bretagne, plus qu'aucune autre puissance, avait construit une spectaculaire mondialisation dans laquelle s'illustrèrent ses hommes politiques, ses banquiers, ses marchands, ses marins, ses émigrants. Dans ce livre imposant, documenté et très précis, justement intitulé « Le Siècle d'Albion », l'historien Jacques Weber nous explique tout ce que l'on rêve de savoir sur la puissance britannique au XIXe siècle.

 

Au cœur de ce siècle, le méridien de Greenwich mit le monde entier à l'heure de Londres parce que cette ville incarnait la puissance et l'innovation. Cette puissance britannique repose sur de solide fondements : les libertés politiques et l'essor de la démocratie parlementaire, l'industrialisation favorisée par le « roi charbon », le triomphe des chemins de fer et de la navigation à vapeur, le pari du libre-échange et des colonies de peuplement. Le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud ont vécu la progressive mise au point d'un système politique particulier, — refusé aux « colonies de couleur » et traduit par ce concept inconnu hors de l'Empire britannique : le Dominion. Le Canada l'inaugure en 1867, l'Australie y vient en 1901, la Nouvelle-Zélande en 1907, l'Afrique du Sud en 1910. L'auteur décrit avec clarté l'installation de leurs institutions politiques, si mal connues des Français.

 

Le joyau de la couronne c'est l'Empire des Indes. Il fait de Victoria, plus encore que Philippe II d'Espagne, la plus puissante tête couronnée de tous les siècles. On conçoit donc l'importance décisive de la répression quand éclata la révolte des Cipayes qui menaçait la présence anglaise. Surtout, J. Weber nous décrit cette extraordinaire « route des Indes » encore plus gigantesque que la « route de la soie » chantée par Marco Polo et revisitée par la Chine de Xi Jinping : une multitude d'escales, Gibraltar, Malte, Chypre, Port-Saïd, et puis Suez, Aden, Bombay... Mais l'Inde, ou plutôt les Indes, et leur thé qui symbolise la civilisation britannique autant que la livre sterling, ne sont pas le bout du monde. La route maritime continue jusqu'en Chine. Le thé et les soieries achetées à Canton déséquilibrent la balance commerciale. Alors, Jardine, Matheson et d'autres vendront à la Chine la production empoisonnée du Bihar, quitte à ce que la guerre, par deux fois au nom de l'opium, « ouvre » la Chine au commerce britannique, en partie avec la complicité des Français comme en 1860. Ancien repaire de pirates, Hong Kong devenue la porte d'entrée du marché chinois est bientôt accompagnée par la concession internationale de Shanghai. Avant même que la péninsule malaise soit grignotée, Raffles a fondé Singapour en 1819, offrant à son pays la plus grande base navale des mers du sud, impressionnante jusqu'à l'assaut japonais de 1942. Décidément, cet empire ne tient que par ses ports.

 

L'extension de la domination britannique fait souvent enrager les Français, surtout sous la IIIe République, quand Londres, grâce au prêt des Rothschild, s'empare de la majorité du capital de la Compagnie Universelle de Suez, et établit un protectorat sans le nom sur l'Egypte où la France de Ferdinand de Lesseps était fière d'avoir creusé le canal inter-océanique. À la frontière entre l'Indochine et les Indes, le Siam alimente les querelles entre les deux pays. La course à l'Afrique, après la conférence de Berlin, accroit les rivalités et les incidents. La presse des deux pays s'empresse de jeter de l'huile sur le feu quand les Boers se soulèvent et résistent à l'assaut impérialiste de Cecil Rhodes. Des officiers français vont même s'engager au côté des Boers ! Fâchée avec la France, la Grande-Bretagne, envisage même, un bref instant, de s'entendre avec l'Allemagne, pour partager l'empire... portugais.

 

En effet, la Grande-Bretagne s'étale du nord au sud, du Caire au Cap, sur le continent africain, souvent au nom de l'abolition de la traite et de l'esclavage qu'elle avait éliminé de ses colonies en 1833. La trajectoire coupe l'axe est-ouest des Français, qu'on pense à Fachoda, et à la mission de Marchand, son héros malheureux. Mais, finalement la puissance montante de l'Allemagne devient insupportable et ce sera l'Entente Cordiale avec Paris, Londres renonçant à s'établir au Maroc où Lyautey établira un protectorat, système que les Britanniques qualifient de Home Rule là où ils maintiennent les anciennes structures de pouvoir, pour économiser les fonctionnaires coloniaux. Tous comptes faits, quand la Guerre mondiale s'approche, les plus graves contestations de l'empire sont d'abord en Irlande où depuis des décennies, la misère catholique contraste avec la morgue des Anglais riches et protestants.

 

Célébré par Kipling avec son « White Man's burden », le rôle des aventuriers britanniques est souvent exceptionnel. Ainsi la colonie de Sarawak tombe dans l'escarcelle britannique sans conquête, juste par héritage, à la mort de Brooke qui l'avait reçue du sultan de Brunei ! Cecil Rhodes, Raffles, Gordon, Kitchener, Lugard et beaucoup d'autres incarnent cet élan britannique à la conquête du monde. Mais il faudrait aussi donner les noms à de nombreux autres soldats, marins ou administrateurs de l'Empire. Le lecteur trouvera en annexe la liste des ministres des colonies et des gouverneurs des Indes.

 

Insérés dans le texte, de nombreux écrits documentaires permettent de partager des points de vue variés, généralement britanniques, mais aussi français, comme celui du comte Ludovic de Beauvoir, ce grand globe-trotter du XIXe siècle, ou encore celui de Victor Hugo qui, depuis son exil anglo-normand dénonça le sac de Pékin : « Deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié… » — suite à quoi Londres obtint Kowloon. Tous les auteurs cités ne sont pas occidentaux. En 1848, dans son Manuel de géographie le chinois Xu Jiyu déplore ces envahisseurs qui se comportent « comme des vers à soie dévorant des feuilles de mûriers », car leur patrie n'est qu' « une simple poignée de cailloux dans l'océan occidental ». Ces gens-là ne comprennent rien, leurs chemins de fer sont contraires au règles du feng shui et tous leurs trains vont ruiner des cohortes de coolies. D'ailleurs beaucoup de ces pauvres bougres s'expatrient, de Chine et d'Inde, c'est le coolie trade, qui remplace les esclaves sur les plantations jusque dans les Antilles.

 

En bref, voici un livre indispensable pour connaître cet empire britannique fort de 33 millions de km2 en 1914, sur lequel le soleil ne se couchait jamais et qui a porté la langue anglaise sur tous les continents. Aujourd'hui, le Brexit ne s'expliquerait-il pas un peu par le souvenir nostalgique de toute cette gloire passée loin de la petite Europe ?

 

Jacques Weber. Le Siècle d'Albion. L'Empire britannique au XIXe siècle. 1815-1914. Les Indes Savantes, 2015, 747 pages.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #HISTOIRE 1900 - 2000
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